Les agriculteurs ont délaissé leurs champs pour rejoindre les routes. Ce qu’ils réclament avant tout, c’est de pouvoir vivre dignement de leur métier, un métier noble : nourrir les gens. Entrepreneurs, les agriculteurs ne sont pas indépendants ! Leur quotidien est soumis aux décisions politiques, aux spéculations du marché, aux manœuvres des industriels, tant ceux qui achètent leurs produits que ceux qui les approvisionnent. Même les agriculteurs veillant à garder leur autonomie, en travaillant en circuit court, en recyclant leurs fumiers pour fertiliser leurs champs, en ayant le moins possible recours à des fournisseurs d’intrants, sont concernés par le brevetage des semences, qui va prendre davantage d’ampleur avec l’arrivée des nouveaux OGM (NGT).

Par Virginie Pissoort, chargée de plaidoyer

 

 

Les agriculteurs.rices cherchent à faire entendre leur voix et leur colère dans ce système où ils se sentent piégés. Piégés par des prix bas et des coûts de production non maitrisés, piégés par des normes et des formalités qui, chaque jour, s’accumulent et les acculent. Ils sont dans l’impasse. A l’écart des autoroutes, le Parlement européen et le Conseil continuent d’avancer au pas de charge dans leur projet de détricotage de la règlementation actuelle sur les OGM. Il s’agit de boucler le dossier avant les élections européennes.

 

De la science à la fiction

A l’époque du Green Deal (2020), les semences génétiquement modifiées par les techniques précises de mutagénèse ciblée et de cisgénèse sont présentées comme « des outils innovants permettant d’augmenter la durabilité et la résilience des systèmes alimentaires, de soutenir les objectifs du Pacte Vert et la stratégie de la fourche à la fourchette ». Se reposant sur les dires de l’industrie, la Commission soutient encore que « les NGT permettent un développement précis et efficace de variétés végétales améliorées qui peuvent être résistantes au climat et aux parasites, nécessiter moins d’engrais et de pesticides ou garantir des rendements plus élevés ». Dans le sillage des affirmations d’Ursula Von der Leyen, le 14 décembre dernier, à l’aube de la Présidence belge de l’Union Européenne, le Ministre fédéral de l’agriculture, David Clarinval, évoquait, sur les ondes, l’enjeu des progrès technologiques comme solution aux défis agricoles : des drones pour une pulvérisation de précision, des semences génétiquement modifiées « plus rentables et bonnes pour la durabilité ».

Mais à ce jour, les affirmations péremptoires sur les bienfaits des NGT pour l’avenir, le nôtre, celui de la planète ou celui des agriculteurs, ne reposent sur aucune réalité tangible. Et, ce n’est pas le panorama de l’agriculture sur le continent américain, où les techniques génomiques sont les plus avancées, qui va nous convaincre du contraire : immenses superficies cultivées en monoculture, usage croissant de produits phytopharmaceutiques, perte de biodiversité, résistance des ravageurs, cancers d’agriculteurs attribués à l’utilisation du glyphosate, etc. A ce jour, les promesses sur les bienfaits des OGM de première génération n’ont pas été tenues ; pourquoi en serait-il autrement des NGT ? Pourtant, à cette histoire de happy end grâce à la technologie, qui revient presque comme une ritournelle, au nom des bienfaits de la science et du progrès, les politiques semblent y croire. De la science à la fiction, il n’y a qu’un pas…

 

Le sacro-saint progrès

On associe souvent la science au progrès. Depuis la révolution verte et le recyclage de l’économie de guerre dans l’industrie phytopharmaceutique, le progrès en agriculture se calcule en nombre de molécules et en génie génétique, soit, dans tous les cas, une mainmise de l’homme sur la nature. Brandi comme un graal, le progrès est entendu comme une avancée technique ou technologique, et cette avancée scientifique devrait nécessairement être synonyme de prospérité, de bien-être, même ! Peu importe que ce progrès se solde aussi en perte de biodiversité, en réchauffement climatique, en pollution des eaux, en dégâts sur la santé – à commencer par celle des agriculteurs eux-mêmes.

 

Fin janvier, un groupement de 35 prix Nobel co-écrivaient un courrier à l’attention des parlementaires européens pour appeler de leurs vœux à cette réglementation plus souple en matière de NGT. Pour ces scientifiques – dont il serait intéressant d’étudier la carrière, le lien avec le monde industriel, les recherches, les brevets obtenus, etc. -, se positionner contre ce projet de dérégulation des NGT serait synonyme d’antiscience, anti-progrès. Rétrograde ?

 

Et si Nature était Progrès ?

Et si le progrès aujourd’hui se calculait autrement, avec d’autres indices, des critères plus sociétaux, plus éthiques, plus qualitatifs que quantitatifs, plus réconciliateurs que diviseurs, plus collaboratifs que compétitifs ? N’est-ce pas en empruntant à cette dimension-là du progrès, que nous connaitrons une évolution plus heureuse, plus durable, plus globale ? Quand l’Homme aura compris qu’il n’est pas là pour asservir la nature et la maitriser, mais au contraire, pour en faire son alliée et la respecter pour les générations futures. N’aura-t-il pas alors progressé ?

 

On en est loin. Le projet européen vise à faciliter la mise sur le marché de ces NGT de catégorie 1, que la science prétend maitriser, ce que dénonce l’ANSES, équivalent français notre AFSCA belge. Ces plantes manipulées pourraient se retrouver dans la nature au terme de croisements et de sélection conventionnelle. Ces NGT1 sont produits en laboratoire en faisant fi de générations de croisements et de sélections que le temps et la nature échafaudent à coup d’essais-erreurs. Avec les NGT, l’Homme entend mettre la nature au pas de ses manipulations et de ses propres besoins immédiats. Aller plus vite que la nature, c’est prendre le risque d’aller contre nature. Et si, au contraire, Nature était Progrès ?

 

(Dé)réguler pour cacher

Les techniques génomiques sont aujourd’hui réglementées à travers une Directive européenne datée de 2001. Cette législation sur les OGM, fruit d’une importante mobilisation de la société civile – à laquelle Nature & Progrès a pris une large part -, offre toutes les garanties en termes de respect du principe de précaution et d’évaluation des risques.

 

En juillet 2023, quand la Commission a annoncé un paquet de mesures pour une « utilisation durable des ressources naturelles », incluant une nouvelle réglementation sur les plantes produites par des techniques génomiques, elle a détourné les mots de leurs sens. Car ce n’est pas de régulation des nouvelles techniques qu’il s’agit, mais au contraire, de dérégulation. Il n’est pas inutile de rappeler que les NGT ne sont pas interdits aujourd’hui : ils sont juste règlementés et soumis à des conditions d’évaluation de risques, d’étiquetage et de traçabilité.

 

Défendre la liberté de choix

Au-delà des risques pour la santé et l’environnement liés à une mise sur le marché des NGT sans conditions, au-delà de la fausse vérité selon laquelle modifier un ou des traits d’une espèce en laboratoire permettrait de garantir la durabilité du système agricole, c’est encore d’absence d’autonomie et de liberté de choix que pourraient pâtir les agriculteurs avec l’arrivée de ces NGT « cachés » sur les marchés européens. Cachés, puisque non identifiés, non étiquetés, non traçables et non contrôlés. Cachées, mais bien réelles, ces nouvelles plantes se glisseront partout, volontairement ou involontairement, dans les cultures conventionnelles comme dans les cultures biologiques. Cachées aussi, à l’abri du regard des consommateurs qui n’en veulent pas non plus.

 

Un argument pour influencer le monde politique

Plus risqués encore : ces NGT cachés sont brevetables, selon l’Office Européen des Brevets (OEB). N’en déplaise aux parlementaires européens, qui à force d’amendements, tentent de faire dire au texte ce qu’il ne pourrait dire, à l’heure actuelle, les process et produits issus des NGT sont brevetables. Il faudrait une modification de cette convention européenne qui s’étend bien au-delà de l’UE puisqu’elle regroupe 39 pays européens, pour s’assurer que les NGT ne soient ni brevetables, ni brevetés, ce que l’UE ne peut en aucun cas garantir. Le projet de dérégulation des NGT n’a aucun effet sur les conditions de brevetabilité des NGT au niveau de l’OEB. Et les royalties à charge des acteurs agricoles, issus de brevets sur le vivant et sur les semences, ne mettent pas les décideurs politiques à l’aise. C’est peut-être le levier pour freiner la proposition.

 

Passant sous le radar du contrôle démocratique, le texte de proposition fait son bonhomme de chemin dans les allées européennes, sans être fort inquiété. Depuis la sortie, le 5 juillet 2023, du texte sur le principe de précaution, les risques pour l’environnement et la santé, la sécurité alimentaire ou le secteur bio, les alertes de la société civile sonnent creux, à part auprès des Verts et de quelques socialistes. Une frange du monde agricole, particulièrement la filière bio, s’est mobilisée et dénonce les risques de cette réglementation sur la table pour l’avenir et la crédibilité du secteur, jusqu’ici, sans grande écoute des décideurs politiques. Mais les brevets seraient peut-être bien la pierre d’achoppement qui permettrait, faute d’accord et vu le calendrier serré, de mettre la clé sous le paillasson pour la fin de cette législature.