Comme les « PFAS », ignorés de la majorité des belges jusqu’au scandale sur la contamination des eaux, l’acide trifluoroacétique (TFA) n’était connu, en Europe, que de quelques spécialistes. Passant sous les radars réglementaires, il se propage dans notre environnement, contaminant nos eaux, y compris potables. Les membres de PAN Europe, dont Nature & Progrès, se penchent sur cette pollution ignorée et revendiquent la mise en place de mesures pour protéger les citoyens.
Par Virginie Pissoort, chargée de plaidoyer
Afin de rendre plus résistants et plus performants les pesticides, l’industrie a recours aux substances per- et polyfluoroalkylées (PFAS), des polluants éternels. A ce jour, plus de 37 substances actives PFAS sont autorisées en Belgique ; on les retrouve dans des centaines de pesticides.
TFA, un résidu fréquent, mobile et persistant
Notre rapport « Récolte toxique. Des pesticides PFAS dans nos champs et dans nos assiettes » a relevé que de nombreux pesticides PFAS se décomposent en acide trifluoroacétique, le TFA. Un métabolite (produit de dégradation ou de transformation) également particulièrement persistant, mais aussi très mobile et très soluble. Le TFA est aussi utilisé dans des procédés industriels (gaz réfrigérants dits « F », traitement d’épuration des eaux, produits pharmaceutiques, etc.).
Multi-sources, il se propage dans l’environnement – et particulièrement dans l’eau – dans des concentrations bien plus fortes que les autres PFAS. Mais surtout – et c’est une préoccupation majeure-, il est tellement « petit », qu’il est difficile à éliminer des eaux avec les procédés classiques (charbon actif et autres filtres).
L’Europe s’en soucie peu !
Que disent les autorités européennes de cette molécule omniprésente dans notre environnement ? Le TFA a été considéré comme « non pertinent » dans le cadre de l’évaluation de la toxicité des pesticides par l’Agence européenne de sécurité alimentaire (EFSA) en 2014. A l’époque, peu d’études existaient sur la toxicité du TFA, et c’est encore le cas aujourd’hui. Quant à la persistance, même extrême, d’un pesticide, quand bien même elle serait combinée avec une mobilité intense, cela ne suffit pas à en restreindre l’utilisation.
Du fait de cette classification dans le cadre du Règlement (CE) n°1107/2009 sur les pesticides, la présence de ce métabolite est légalement acceptée dans l’eau dans des proportions allant jusqu’à 10 microgrammes par litre. Cette tolérance a conduit à une parfaite insouciance vis-à-vis du TFA.
Des réglementations quasiment muettes
La contamination de notre environnement, notamment des eaux souterraines et de surface, par le TFA a bénéficié d’un blanc-seing des autorités de régulation, échappant à tout contrôle sur sa présence et ses seuils, tant dans le cadre de la réglementation sur les pesticides que dans le cadre de celle sur l’eau.
Il existe en effet tout un corpus de règles visant à assurer la qualité de nos eaux, en ce compris l’eau potable, mais pas seulement (eau de surface, eau souterraine, etc…). Avec le problème grandissant de pollution, ces textes évoluent, fort heureusement, mais à l’heure d’aujourd’hui, le TFA ne fait pas l’objet d’une mesure spécifique de la part du régulateur, ni européen, ni national, nonobstant une présence en quantité significative.
En effet, à ce jour, seuls les 500 nanogrammes par litre englobant l’ensemble des PFAS, énoncés dans la directive européenne de 2020 sur l’eau potable, constituent une limite. Elle sera d’application à partir de 2026, même si des éclaircissements doivent encore être apportés sur les méthodes d’évaluation.
Une présence dans quasiment toutes les eaux
Dans le cadre de notre première étude sur la présence du TFA dans les eaux de surface et les eaux souterraines, publiée en mai 2024, et d’une seconde étude sur la présence de TFA dans les eaux potables de juillet 2024, les membres de PAN Europe, dont Nature & Progrès pour la Belgique, ont voulu montrer le caractère généralisé de cette pollution.
Nos études révèlent que sur les 23 eaux de surface en Europe et 9 eaux souterraines, 79 % des échantillons présentent des niveaux de TFA supérieurs à cette limite. En Belgique, la Mehaigne présente même un taux de 2.500 nanogrammes par litre. En ce qui concerne les eaux potables, le TFA est détecté dans 34 des 36 eaux européennes examinées, en ce compris dans 12 des 19 eaux en bouteille analysées. Plus de la moitié des eaux potables du robinet dépassent la norme, avec une moyenne de 740 nanogrammes par litre. Elles deviendraient donc impropres à la consommation, si l’on devait s’en tenir à ce critère. Les résultats des deux prélèvements d’eau potable en Belgique affichent respectivement 1.100 et 340 nanogrammes par litre. Les résultats anonymisés des eaux en bouteille nous montrent qu’il ne suffit pas de se ruer sur les eaux commerciales pour être à l’abri de toute contamination. Comment peut-on y échapper ?
Des risques pour notre santé
Au-delà du problème environnemental que pose la pollution généralisée de nos eaux au TFA, la question des risques pour notre santé est sur toutes les lèvres. Y répondre est aussi complexe que difficile. Le TFA a souvent été présenté comme inoffensif, du fait qu’il est un PFAS à chaine courte. Mais l’histoire regorge de substances admises avant d’avoir été interdites (bisphénol, DDT, …) ou plus fortement réglementées. Ainsi, le PFOA était toléré jusqu’en 2018 à concurrence de 1.500 nanogrammes par kilogramme par jour, avant d’être réévalué par l’EFSA à… 0,7 !
L’évaluation des risques du TFA pour la santé humaine est encore très limitée. Le rôle de perturbation endocrinienne des PFAS est aujourd’hui largement entériné par la science pour certains PFAS, même aux doses les plus infimes. Des expériences menées sur des lapins, par l’industrie elle-même, ont montré des malformations oculaires, avec un risque pour l’humain. La prudence doit donc être de mise. En la matière, cela s’appelle le respect du principe de précaution.
Monitorer le TFA ne suffit pas !
La région wallonne, par l’intermédiaire de la Société Wallonne de Distribution des Eaux (SWDE), a entamé, au printemps 2024, un monitoring de toutes les sources d’eau potable en Wallonie. Dans la région de Bruxelles-Capitale, des prélèvements chifferaient le taux de TFA dans l’eau potable entre 500 et 1.500 nanogrammes par litre. Monitorer est une première étape, certes nécessaire et indispensable, mais qui ne suffit pas. A l’heure d’aujourd’hui, il convient d’agir en stoppant les sources de pollution en amont.
Pour l’agence allemande de l’environnement (UBA), l’utilisation croissante des pesticides PFAS serait la première cause de la présence généralisée du TFA dans les eaux, particulièrement en milieu rural. Du fait qu’il ne se dégrade quasiment pas dans l’environnement, sa concentration augmente de façon inquiétante et difficilement réversible, rien n’étant entrepris en amont pour en limiter l’émission.
Nature & Progrès demande d’interdire tous les pesticides PFAS sur base de leur extrême persistance et mobilité, ainsi que tous les gaz F réfrigérants, et d’inclure les pesticides PFAS dans l’interdiction générale des PFAS adoptée dans le cadre de REACH. Il s’agit aussi de règlementer le TFA spécifiquement. A cet égard, des perspectives existent. L’agence allemande de l’environnement (UBA) a fait une demande auprès de l’EFSA pour faire classer le TFA comme reprotoxique. Un processus d’évaluation est en cours, rendez-vous dans deux ans pour le résultat. Nous demandons de fixer une limite spécifique pour les taux de TFA dans les eaux en s’inspirant de la limite proposée par l’institut hollandais RIVM, de 2.200 nanogrammes par litre.
Enfin, last but not least, il faudra un jour implémenter le principe du pollueur payeur. Il n’est pas juste ni économiquement viable que la dépollution des eaux incombe aux distributeurs d’eau, et in fine, aux consommateurs. Les industries à la source de ces polluants éternels doivent mettre la main au portefeuille et contribuer aux processus coûteux de dépollution auxquels les distributeurs d’eau potable devront faire face.