Après de belles promesses de Green Deal, la Commission européenne s’est employée, début 2024, à détricoter les principaux acquis environnementaux de la Politique Agricole Commune (PAC), espérant ainsi – sous la pression des puissances d’argent – calmer à brève échéance la colère du monde agricole. Et en balayant d’un revers de la main l’impact sur l’environnement et la biodiversité du modèle agricole dominant. Nous ne parlons même pas ici du climat…

 

Par Dominique Parizel, rédacteur et Sylvie La Spina, rédactrice en chef

 

 

L’occasion unique de mieux comprendre l’impasse où nous errons aujourd’hui nous est offerte par Christian Mulders qui travailla, trois décennies durant, dans l’administration wallonne et est aujourd’hui admis à la pension. Nul ne semble mieux placé que lui – qui est spécialisé dans la relation entre l’agriculture et l’environnement – pour démêler l’écheveau d’atermoiements et de demi-mesures qui mène à la scandaleuse reculade de la Commission.

 

Des revendications essentiellement relatives au revenu

Pour Christian Mulders, le recul écologique est une diversion, soigneusement orchestrée pour faire tomber la fièvre, dans le monde agricole.

 

« Le ministre, à mes débuts, était monsieur Lutgen père. Je me souviendrai toujours d’une discussion que nous avons eue, à la fin des années nonante, avec des collaborateurs du Ministre qui ont par la suite occupé les plus hautes fonctions dans notre agriculture. Ils définissaient ainsi la première préoccupation d’un ministre de l’Agriculture : ne pas avoir les tracteurs dans la rue ! La politique agricole consistait donc à octroyer plus que ce qu’ils demandent aux syndicats agricoles, avant même qu’ils ne le demandent ! Une telle vision, je l’avoue, m’avait effrayé. Cela signifiait : nous nous faisons la caisse de résonnance de choses que nous ne décidons absolument pas. Par rapport à la nature, j’ai également eu droit, par la suite, au discours d’un chef de cabinet qui annonçait « nous n’avons pas de projet, arrangez-vous vous entre stakeholders et nous prendrons ce que vous voulez ! » »

 

Or la revendication actuelle des agriculteurs est essentiellement relative à leur revenu, nous dit alors l’ancien fonctionnaire ; ils veulent qu’il soit suffisant et surtout qu’il atteigne un niveau de base moins fluctuant.

 

« Cela devrait passer par des seuils de prix correspondant, peu ou prou, aux coûts de production, approche toutefois peu compatible avec marché ouvert, totalement libéralisé, avec des accords de partenariat passés un peu partout dans le monde. Par rapport à la Commission européenne et à des partis libéraux, c’est politiquement un tabou, c’est donc une affaire dogmatique, une croyance, un mythe ou une religion des vertus du libéralisme et du progrès technique, pour assurer un revenu et une croissance économique infinie dans un monde fini. La solution qui est trouvée par le pouvoir consiste à détourner au maximum la colère et les revendications vers la simplification administrative – bien entendu nécessaire – et les questions d’environnement. Mais il est clair que toute activité humaine doit être soumise à des normes qui sont toujours jugées trop contraignantes par les acteurs économiques, alors qu’elles sont, dans les faits, toujours insuffisantes en regard des enjeux dont elles s’occupent. Des normes qui ne permettent de toute façon pas d’atteindre les objectifs environnementaux, des normes toujours perçues, d’une manière générale, comme des limitations insupportables par le monde agricole conventionnel ».

 

On comprend ainsi que nos politiques – européens, fédéraux et régionaux -, plutôt que de mettre en œuvre des mesures permettant de résoudre la question du revenu des producteurs, préfèrent utiliser un bouc-émissaire tout trouvé et qui renforce le clivage – séparer pour mieux régner ? -, en faisant passer les préoccupations environnementales pour un obstacle à la rentabilité économique de l’agriculture. Ce qui est un non-sens total.

 

Rentabilité et revenus du travail

Rentabilité économique : vaste sujet… et grand mirage ! Christian Mulders nous éclaire.

« Les agriculteurs ont presque toujours été pauvres et le développement économique d’un pays va de pair avec la diminution de la part de l’agriculture dans son économie. Depuis une soixantaine d’années, les aides publiques aux revenus sont déterminantes pour la survie de la plupart des fermes, en Europe. Aujourd’hui, en Région Wallonne, un pourcent de la population est actif dans l’agriculture, ce qui génère 0,7 % de la valeur ajoutée brute wallonne. C’est malheureusement négligeable car ceci signifie – et ce n’est pas du tout ce que je souhaite, ni que je défends – qu’un arrêt total de la production agricole wallonne ne transformerait pas fondamentalement l’économie wallonne. Nos industries agro-alimentaires se fournissent peu chez nous. Les laiteries, si les producteurs sont en désaccord avec les prix qu’elles proposent, feront venir du lait de Roumanie, de Bulgarie, ou de n’importe où, et il sera moins cher ! ».

 

C’est d’autant plus vrai que notre agriculture contribue de moins en moins à l’alimentation locale : nous n’utilisons, pour notre alimentation, que 10 % du froment que nous produisons et nous importons les deux tiers de celui qui sert à fabriquer notre pain… Nous importons plus de 80 % des fruits et légumes que nous consommons… Nous exportons 90 % de nos pommes de terre et si la balance semble à l’équilibre pour les produits laitiers, c’est parce que nous exportons énormément de poudre de lait industrielle alors que nous importons les trois quarts des fromages qui se retrouvent sur nos tables.

 

« Nous nous sommes donc, en l’occurrence, fameusement plantés sur l’idée même de plus-value de notre production ! Depuis plus de vingt ans, la valeur des produits issus de l’agriculture wallonne est structurellement inférieure au coût de production ».

 

Aujourd’hui, l’agriculteur ne s’octroie pas un salaire mais vit – ou, dans de trop nombreux cas, survit – avec ce qu’il a. Une frange aisée du monde agricole bénéficie d’un revenu confortable mais une autre ne retire absolument rien de son travail et rogne même sans arrêt sur son capital, ou ne tire de revenu que de celui-ci.

 

« L’agriculteur vit pauvre et meurt riche », rappelle Christian Mulders ! En 2016, la plus mauvaise année, 38% des agriculteurs wallons furent en-dessous de zéro, en termes de revenu de leur travail. En cumulant trois années, de 2016 à 2018, on voit que plus de la moitié d’entre eux ont un revenu du travail inférieur à 15.000 euros par an – voir tableau ci-dessous.

 

« Seule l’année 2022 a permis des revenus supérieurs aux coûts grâce à un contexte exceptionnel – la guerre en Ukraine et les prix des céréales et du lait qui explosent – mais le retour sur terre n’a été que plus douloureux, d’où la révolte actuelle. Plus encore qu’à d’autres, c’est surtout dans de tels moments que les inégalités se creusent. On observe alors que les revendications servent parfois aux plus gros à « absorber » les plus petits en osant un discours misérabiliste pervers qui repose sur leur précarité… Autant d’éléments signifiant que la pertinence économique du modèle agricole actuel est totalement absente », insiste Christian Mulders. « La sortie de ce cadre non-rémunérateur fut un court mirage. Et on comprend, en tout cas, beaucoup mieux les vraies raisons d’une colère… »

 

 

 

Revenu du travail agricole,

en Région Wallonne

(en euros, par unité de travail)

2016

(en %)

2017

(en %)

2018

(en %)

Moyenne
         
Inférieur à 0 38,1 23,1 20,1 27,1
0 à 5.000 11,9 5,7 6,2 7,9
5.000 à 10.000 11,3 7,5 7,7 8,8
10.000 à 15.000 8,0 9,8 11,9 9,9
15.000 à 20.000 7,5 9,3 9,3 8,7
20.000 à 25.000 7,0 7,5 10,6 8,3
25.000 à 30.000 5,7 7,5 7,5 6,7
30.000 à 35.000 5,4 6,7 3,9 5,3
35.000 à 45.000 2,8 6,2 7,0 5,3
45.000 à 55.000 0,8 6,4 6,7 4,6
55.000 à 65.000 1,0 2,3 2,8 2,1
65.000 à 75.000 0,5 3,9 2,3 2,2
+ de 75.000 0,5 4,4 4,1 3,0

Source : Direction de l’Analyse économique agricole, SPW

 

 

Rester – ou redevenir – agriculteurs !

Le secteur agricole wallon a le sentiment d’avoir de l’espace et de pouvoir s’intensifier à l’envi parce qu’il a, en face de lui, le modèle agricole flamand. Christian Mulders est clair :

« Les agricultures flamande et hollandaise, à mes yeux, ce n’est pas de l’agriculture ! Initialement, la notion même d’agriculture – ce n’est pas aux latinistes ni aux bio que je l’apprendrai -, concerne le lien au sol, le lien à la terre. L’agriculture est une activité économique du secteur primaire. À côté du travail et du capital, on y trouve, en effet, un troisième facteur de production : les ressources naturelles. La terre pour l’agriculture, le charbon pour les mines, etc. Le secteur secondaire, lui, est relatif à la transformation, avec des intrants achetés sur lesquels on travaille, qui donnent des produits et des déchets. Les agricultures flamande et hollandaise répondent à cette définition du secteur secondaire : ce sont bien des industries de transformation, qu’il s’agisse de poulaillers, de porcheries, de vaches qui ne sortent plus et sont principalement nourries aux farines achetées, de serres avec du hors-sol ou même de l’hydroponie… Le lien au sol est complètement distendu, voire le plus souvent complètement inexistant. Nous, les Wallons, qui sommes encore parfois dans un vrai modèle agricole, demeurons trop souvent béats d’admiration devant ce modèle industriel et pensons benoîtement que nous disposons d’une marge importante d’intensification. Un simple coup d’œil aux statistiques européennes nous montre que la Wallonie figure déjà dans le top 10 de l’intensification. Et que Flamands et Hollandais, deux fois plus intensifs que nous, soient dans le top 5 ne change rien à l’affaire. Nous sommes en bonne compagnie, avec la Bretagne, la Vallée du Pô, le Danemark… L’état de nos eaux et de notre biodiversité en est durement affecté. »

 

Dans les faits, nous avons déjà délocalisé une grosse partie de notre production ! Les importations nettes de soja de la Belgique représentent plus de quatre cent mille hectares de cultures, ce qui correspond à la totalité des terres arables wallonnes !

 

« Le producteur qui, chez nous, fait du lait, du porc ou du poulet avec ce soja-là, est-il producteur ou transformateur ? Je pense que le producteur est celui qui a cultivé le soja ; il se trouve pour 70 % aux États-Unis, pour 20 % au Brésil et, pour les 10 % restants, un peu en Argentine, un peu au Canada, etc. Nous nous trouvons donc bien dans un modèle industriel de transformation ! Mes ex-collègues de la Direction de l’analyse économique agricole, qui publient, chaque année, le Rapport sur l’économie agricole et horticole wallonne, montrent que le coût des aliments pour le bétail, qui sont achetés par les éleveurs wallons, est largement supérieur au coût du foncier. Autrement dit : nous payons plus cher ce qui est produit sur des terres, hors de la ferme, que pour la disponibilité des terres, dans la ferme ! Ce qui démontre à suffisance que nous nous sommes davantage installés dans une logique de type industriel que dans une logique de secteur primaire. En termes de souveraineté alimentaire, nous sommes totalement dépendants de ces fournisseurs. »

 

Le retour des paysans

Quelles solutions pour l’avenir ? Christian Mulders nous dit son sentiment et avance quelques propositions.

 

« J’ai souvent considéré que nos politiciens étaient faibles, et je continue à le faire. Certains font preuve de force de caractère mais s’alignent en amont – ils peuvent les précéder ou encourager – ou en aval sur les revendications des acteurs économiques ou des organisations qu’ils croient dominants, sans doute par opportunisme et parfois en adoptant une position de défense corporatiste, à court terme, de l’agriculture, indépendamment du bien commun qui devrait être la préoccupation des pouvoirs et services publics. Comme ce bien commun et les questions d’environnement et de climat ne sont pas des acteurs économiques – ils sont pourtant la base de toute activité humaine – et ne votent pas, ils restent le parent pauvre ou la variable d’ajustement. La Commission Européenne, aujourd’hui, est faible au point de détricoter, en un seul jour, tout ce qu’elle a laborieusement tricoté, de longues années durant. Chacun peut quotidiennement constater cette faiblesse des politiques qui se bornent à répondre au lobbying le plus puissant. Ils sont donc sans états d’âme, sans programmes, sinon quelques dogmes, et a fortiori sans vision à long terme puisqu’ils n’ont plus d’autre horizon que les élections qui suivent. La conséquence de cela sera extrêmement limpide : ce qu’on ne choisit pas, on le subira ! Dans le domaine qui me concerne, je pense que les changements de société liés à la déconnexion entre politiques et population, au populisme, à la vision à court terme, à la croissance des inégalités et aux conflits internes ou externes, risquent d’être tellement puissants qu’ils balaieront les quelques gentils essais de modification des modèles agricoles que nous avons patiemment proposés jusqu’ici. Pourtant, même insuffisants, les soutiens au bio et les ambitions wallonnes et européennes en termes de superficies relèvent bien de visions à long terme, même si elles sont contredites par d’autres démarches, comme la course aux marchés mondiaux ou les combats d’arrière-garde, comme les soutiens couplés. »

 

 

 

Confiance totale dans la bio !

« Les systèmes les plus robustes perdureront, affirme notre expert, et, en la matière, l’agriculture biologique a, au moins, trois longueurs d’avance. Les agriculteurs bio s’en sortent-ils, pour autant, mieux économiquement ? Ils viennent de vivre une période difficile. S’ils s’en sortent, c’est souvent – et c’est peut-être un regret qui me reste – parce qu’ils réussissent à faire deux, trois, voire quatre métiers différents. Ils arrivent à transformer et à commercialiser, à côté de leur production biologique. Si je pouvais émettre un souhait, ce serait celui de laisser l’agriculteur faire le boulot qu’il a dans les gènes. L’activité agricole stricto sensu – l’activité de gestionnaire d’un territoire – doit donc être rémunérée correctement, que ce soit par les prix ou par les aides. Et, bien entendu, en cumulant les deux, comme c’est le cas pour tous les agriculteurs européens depuis des décennies. Et tant mieux si celui qui a aussi la fibre industrieuse, la fibre marchande arrive à se rémunérer mieux, en pratiquant la transformation et la commercialisation.

 

Ceci me paraît particulièrement important. Nous devons à présent décider si l’enjeu de notre agriculture wallonne se trouve dans les 0,7 % négligeables de la valeur ajoutée brute pour notre économie, ou dans la saine gestion des 45 % de notre territoire qui sont concernés par la pratique agricole. Privilégier une approche territoriale me paraît essentiel, et c’est pour cela que j’apprécie les agriculteurs se revendiquant comme paysans, avec les notions de « pays » et de « paysage ». Sa fonction de gestion du paysage est précisément ce que lui paie la PAC qui rémunère tous les hectares indépendammant de la qualité produite – c’est le découplage entre l’aide et la production – et d’autant mieux – mais pas encore assez – qu’ils sont exploités en utilisant les meilleures pratiques pour l’environnement et le climat, via des éco-régimes et des Mesures Agro-Environnementales et Climatiques (MAEC), et surtout un soutien à l’agriculture biologique ! Ceci a déjà permis à beaucoup de survivre ou de passer le pas.

 

La PAC doit donc évoluer pour cesser de valoriser indifféremment l’hectare, quoi qu’on y fasse – ce qui demeure une faiblesse ou une absence de politique et de signal économique -, via le saupoudrage des aides. Les paiements doivent être beaucoup plus fortement différenciés en fonction de la plus-value – ou de la moins-value – environnementale. Ne dessinons pas une situation plus sombre qu’elle ne l’est : l’agriculture wallonne n’est pas aussi vertueuse qu’elle le dit ou le croit, mais nous disposons d’atouts : à niveau d’intensification agricole comparable, la Wallonie ne s’en sort pas mal du tout, avec des bovins qui passent encore la majeure partie de l’année en prairies, des mesures agro-environnementales plus largement adaptées et plus efficientes, et un pourcentage de bio largement supérieur à celui de ses voisins. Il faut encore améliorer très fortement mais nous avons les bases. Qu’au-delà de cela, l’agriculteur et les filières travaillent à augmenter la qualité de produits et arrivent à mieux les valoriser auprès du consommateur reste évidemment, non seulement légitime et souhaitable, mais absolument indispensable. Le politique a moins de prise là-dessus. Ce sont les acteurs des filières, et notamment les consommateurs, qui ont la main. Tous doivent être sensibilisés et prendre l’initiative. »

 

Une autre agriculture ! Et vite…

Tout ceci ne fait que conforter Nature & Progrès dans ses positionnements. L’absence de toute vision claire de politique agricole, en Wallonie, est grandement préjudiciable à la qualité de vie des Wallons. Nos problèmes environnementaux sont absolument majeurs : nitrates, pesticides, biodiversité, sol, air, climat… Christian Mulders insiste :

 

« De nombreuses études ont comparé le montant des externalités négatives de notre modèle agricole avec la valeur des produits. Elles constatent systématiquement que ces externalités sont du même ordre de grandeur, voire supérieures, à la valeur même des produits ! En Région Wallonne, on atteindrait même le double, qui prend en compte la santé pour 50 % ! La question fondamentale de la santé nous coûte donc autant que le produit lui-même ! De plus, l’impact sur la biodiversité n’est même plus calculé dans la plupart de ces études basées sur les budgets : il est tout simplement incalculable car nous sommes incapables de nous entendre sur la valeur d’un faucon pèlerin, d’une cigogne ou d’une grenouille… »

 

Le citoyen wallon doit donc aujourd’hui se mobiliser, non seulement pour défendre la nature même des denrées qu’il choisit de mettre dans son assiette, mais surtout parce que sa qualité de vie est directement menacée par le terrible laisser-aller qui prévaut en matière agricole, tant au niveau européen que belge et wallon. La qualité de vie et le revenu du travail des agriculteurs ne pourront être garantis, quant à eux, que par une véritable relocalisation de la production, par l’abandon de toute illusion exportatrice pour un territoire aussi petit et densément peuplé que le nôtre – vocation seulement rendue possible par des quantités démesurées d’intrants et la dégradation de notre environnement et du climat -, ainsi que par une intégration optimale, au sein de l’activité agricole, de l’amélioration du territoire géré par les agriculteurs. Ainsi la balle sera-t-elle de retour dans leur camp et le match enfin gagnable…