Entre l’appel à l’aide des betteraviers français et l’insurrection des syndicats apicoles et des associations de protection de l’environnement, la question – qui paraissait pourtant définitivement close – de l’usage des « pesticides tueurs d’abeilles » a refait surface, cet été, dans l’Hexagone… L’Europe avait pourtant clairement tracé la voie. Un coup de canif de plus dans la construction européenne ?

Par Morgane Peyrot

Introduction

Après des années de lutte acharnée, les restrictions sur l’usage de plusieurs pesticides néonicotinoïdes, imposées en septembre 2018 par la loi sur la biodiversité de 2016, laissaient croire que l’affaire avançait dans le bon sens. Ô grand regret, ces produits biocides, dont la nocivité, pourtant avérée pour les pollinisateurs – et probablement non moins anodines pour l’homme -, font l’objet de nouvelles mesures dérogatoires annoncées par le ministère de l’agriculture et de l’alimentation. La nouvelle fut portée à jour, le 6 août dernier, en réaction au désarroi des producteurs de betteraves français, victimes d’une ravageuse épidémie de jaunisse provoquée par les pucerons. Cette décision, perçue comme un nouveau recul de la part du gouvernement, a mobilisé le soulèvement de trente-et-une organisation nationale qui demandent aux parlementaires de s’opposer à ce projet de loi jugé dangereux et contradictoire (1), vu les dangers avérés de ces substances. Retour sur l’histoire des « néonics » et regard sur les alternatives existantes avec les acteurs de l’association bio des Hauts-de-France…

Les abeilles en péril…

L’emploi de cette nouvelle famille d’insecticides se généralise, dans l’agriculture conventionnelle, dans le courant des années nonante. Dans le même temps, les apiculteurs déplorent d’importantes pertes de cheptel – moins 30% en moyenne – et de rendement – jusqu’à moins 70% ! Ils constatent au fil du temps une hausse toujours croissante de la mortalité des ouvrières. En 2003 l’imidaclopride – agent de traitement préventif commercialisé sous le nom de Gaucho – est le premier néonicotinoïde dont la toxicité est reconnue par le comité scientifique et technique de l’étude multifactorielle des troubles des abeilles (2). Le rapport sans équivoque de ce groupe d’expert, mène le ministre de l’agriculture de l’époque à suspendre l’utilisation de l’imidaclopride dans les cultures de tournesol, grands pourvoyeurs de nectar pour les abeilles. Plusieurs études (3) concernant d’autres substances néonicotinoïdes furent menées, suite à ce rapport, pour en arriver aux mêmes conclusions : ces neurotoxiques s’attaquent au système nerveux des abeilles et sont capables – à faibles doses ! – d’altérer leurs fonctions cognitives – désorientation, problèmes de communication, etc. -, leur capacité de reproduction et leurs facultés d’apprentissage. Avant d’entraîner leur mort ! Il n’est plus possible, à l’heure actuelle, de nier l’effet de ces substances chez les abeilles. Une réalité au demeurant inacceptable pour des insectes « non cibles », comme pour les acteurs de la filière apicole.

…Mais encore ?

Dans le contexte actuel, que représente l’importance de ce constat, alors que les betteraves sucrières ne constituent pas d’importantes cultures mellifères visitées par nos butineuses ? Il faut savoir que les néonicotinoïdes ont la particularité d’être surtout utilisés en enrobage de semence. Un procédé novateur à l’époque de leur apparition, pour garantir une diffusion prolongée de l’insecticide – dans le sol, dans l’eau, etc. -, ainsi que son absorption par l’intégralité de la plante. Or, en 2018, un nouveau rapport de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA ) (4) dévoile un risque d’exposition pour les abeilles aux résidus néonicotinoïdes, par dérive de poussières. Ainsi l’inquiétude ne tient pas seulement au fait que les habitantes de nos ruches entrent en contact avec le pollen ou le nectar des betteraves, puisqu’il leur suffit de survoler un champ traité pour être contaminées… Une originalité, à souligner, de ce rapport est que les experts se sont intéressés aux risques encourus par les abeilles sauvages, telles que les bourdons ou les osmies, qui – sans réelle surprise – ne semblent pas épargnés : « la plupart des utilisations poseraient un risque élevé tant pour les abeilles domestiques que pour les abeilles sauvages« . Et l’évaluation des dangers ne s’arrête pas à cette seule catégorie d’insectes. Qu’en est-il du sort des autres pollinisateurs ? De la microfaune du sol, directement impactée, ou encore des animaux aquatiques ? Diverses études ont prouvé la contamination de l’air, de l’eau, de la terre et des cultures non traitées, ainsi que la vulnérabilité de plusieurs groupes fauniques à ces neurotoxiques, dont la rémanence peut aller de quelques jours… à plusieurs années (5) ! Pourtant, près d’un tiers des insecticides commercialisés aujourd’hui dans le monde sont des néonicotinoïdes. Un fait d’autant plus alarmant à l’heure où l’effondrement de la biodiversité connaît un essor exponentiel.

Des conséquences pour la santé humaine ?

Certains néonicotinoïdes sont classés en tant que cancérogènes pour l’animal et « susceptibles de provoquer le cancer chez l’être humain ». C’est le cas de l’acétamépride ou encore du thiaclopride, également reconnu comme reprotoxique, c’est-à-dire nuisible pour la fertilité et pour le fœtus, dont l’Anses préconisait même le retrait du marché dans un avis paru en 2017 (6). Ledit rapport répertoriait deux cent septante-cinq cas d’expositions accidentelles aiguës, responsables de symptômes variés – troubles digestifs, neurologiques, oculaires et cutanés. S’il n’existe, à ce jour, aucune preuve accablante de la toxicité chronique de ces molécules, la présence de résidus néonicotinoïdes dans des produits d’alimentation courante – fruits et légumes, thé – a toutefois été démontrée (7). Le doute subsiste donc quant à l’innocuité de ces substances pour l’être humain, qu’il est actuellement impossible de confirmer ou d’infirmer.

Vers un nouveau modèle agricole

Le contexte juridique actuel apparaît réellement préoccupant. Faut-il encore sacrifier l’environnement au profit du lobbying des grandes puissances industrielles ? N’y a-t-il pas mieux à faire, pour « préserver la filière sucrière française », que de risquer la santé de tous et la bien portance de la filière apicole déjà fragilisée ? D’autres modèles agricoles existent et semblent prouver leur efficience. En outre, les producteurs de betterave bio n’apparaissent pas – ou très peu – touchés par l’épidémie de jaunisse dont se plaignent les betteraviers conventionnels. Loïc Tridon, chargé de projet au sein de l’association Bio en Hauts-de-France, témoigne : « en 2016, nous avons lancé, avec notre groupement d’agriculteurs bio, un test de production de betteraves sucrières pour l’élaboration de « micro-sucreries » à taille humaine. Dans le cadre de ce projet, nos producteurs ne constatent pas de jaunisse. » Christophe Carroux, agriculteur membre du projet confirme : « il n’y a pas, ou très peu d’impact sur la filière dans la région Hauts-de-France. Ici, nous avons même l’exemple d’un agriculteur dont la parcelle en bio n’est pas touchée, contrairement à celle qu’il cultive en conventionnel. » Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette constatation : « pour nous, les dates de semis sont décalées et interviennent généralement après le 15 avril. Or les semis sont plus précoces en conventionnel, à cause de la nécessité de rendement. En bio, nous avons également des périodes de rotations beaucoup plus longues, de sept à neuf ans, contre trois à quatre ans en agriculture conventionnelle. Nous sommes ainsi moins exposés aux attaques de pucerons.« 

La taille des exploitations et la richesse de la biodiversité environnante jouent aussi un rôle majeur. L’implantation de haies autour des parcelles, par exemple, favorise une présence d’auxiliaires plus importante. Loïc Tridon postule également que « la fertilisation minérale utilisée en conventionnel, apportant plus de protéines, pourrait augmenter la production de sève des betteraves et favoriser ainsi les attaques de pucerons, mais c’est là bien sûr une simple hypothèse à confirmer. » Au sujet de la polémique actuelle, Christophe Carroux nous dit : « on fait machine arrière, avec cette dérogation, mais en vain car on aura, à terme, le même problème dans d’autres filières. Nous devons changer de modèle économique mais il faudrait doubler le prix de la betterave pour que l’agriculteur puisse vivre en bio. Il faut redonner la juste valeur des produits agricoles, afin que l’agriculteur ne subisse pas la course à la productivité en se voyant obligé d’être biberonné par les produits chimiques.« 

Les faits semblent confirmer que nous sommes – une fois de plus – confrontés à une problématique de production industrielle. À quand la création d’une agriculture à taille humaine, respectueuse de l’environnement, du producteur et du consommateur, qui serait vraiment soutenue par nos dirigeants ? Le récent contexte sanitaire, ne devrait-il pas apprendre à ce monde de croissance déraisonnée qu’il doit accepter de ralentir la cadence ?

En Belgique - où l'on déroge déjà -, les conditions de dérogation ne sont pas respectées !

En dépit de nos vives protestations, la Belgique, elle, déroge depuis deux ans déjà ! Un premier courrier avait été adressé par nos soins, au ministre fédéral de l’Agriculture, en date du 15 novembre 2018, pour dénoncer le très mauvais signal qu’une telle dérogation envoyait aux agriculteurs. Nous avons ensuite longuement rappelé, un quart de siècle de lutte, depuis que les apiculteurs français découvrirent, au milieu des années nonante, les dégâts immenses causés à leurs colonies d’abeilles…

Un nouveau courrier, co-signé cette fois par Natagora, Nature & Progrès Belgique, PAN Europe, WWF, Inter-Environnement Wallonie et Greenpeace, se trouve déjà sur la table du ministre Vivaldi de l’agriculture, David Clarinval. Et nous découvrons, à présent, que même les conditions auxquelles ces dérogations sont soumises ne sont pas respectées ! Aucune culture attractive pour les abeilles ne peut, en effet, être semée ni cultivée pendant les deux années qui suivent celle du semis de betteraves sucrières. Les engrais verts fleurissants peuvent être semés à condition que la floraison soit empêchée par un traitement mécanique. Ces conditions ont été très largement négligées : de nombreux champs de betteraves sont envahis d’adventices, entre autres de chénopodes, et ces plantes ont été visitées par les insectes – notamment les abeilles – et les ont exposés à ces produits toxiques. Où est la loi ? Où est le droit ? La « politique autrement », ça commence quand ?

Notes :

(1) 10 raisons pour ne pas voter la dérogation à l’interdiction des néonicotinoïdes, Syndicat National d’Apiculture, 7 septembre 2020.

(2) Imidaclopride utilisé en enrobage de semences (Gaucho) et troubles des abeilles, rapport final, Comité Scientifique et Technique de l’Etude Multifactorielle des Troubles des Abeilles, 18 septembre 2003.

(3) Notamment le rapport de l’autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), réalisé en 2013, à la demande de la Commission européenne.

(4) Questions et réponses : Conclusions 2018 sur les néonicotinoïdes, EFSA, 28 février 2018.

(5) Biodiversité et néonicotinoïdes, revisiter les questions de recherche, Fondation pour la Recherche sur la Biodiversité (FRB), 2017.

(6) L’impact sur la santé humaine des substances néonicotinoïdes autorisées dans les produits phytopharmaceutiques et les produits biocides, Anses, 7 novembre 2017.

(7) Alerte aux néonicotinoides dans nos aliments !, Générations futures, 2013.