Pour permettre à nos concitoyens d’envisager sereinement la sortie de la Belgique du nucléaire – la Loi de 2003 prévoit déjà la fermeture de Doel 3 en octobre 2022 et celle de Tihange 2 en février 2023 -, Nature & Progrès a récemment donné la parole à deux ingénieurs spécialisés dans ces questions. Christian Steffens, ingénieur industriel et consultant indépendant, et Yves Marenne, directeur scientifique à l’ICEDD (Institut de Conseil et d’Etudes en Développement Durable) ont, tour à tour, répondu à nos interrogations… Mais que faut-il en retenir ? Quels sont les points de convergence et de divergence qui sont apparus à cette occasion ? Qu’en pense Nature & Progrès ?
Par Dominique Parizel
Introduction
Nos deux spécialistes s’accordent sur la nécessité de respecter la loi de sortie du nucléaire votée en 2003, le seul objet de négociation entre partenaires politiques pouvant éventuellement être la prolongation de quelques années de l’une ou l’autre unité de production. Rappelons ici que les sept unités dont dispose la Belgique – trois à Tihange, près de Huy, et quatre à Doel, près d’Anvers – ont été construites aux frais du contribuable belge et sont aujourd’hui largement amorties. Le coût de l’électricité qui y est produite est donc relativement faible, ce qui rend ces vieilles centrales extrêmement profitables pour leur actuel exploitant. Ces machines ayant toutefois largement dépassé la durée d’exploitation initialement prévues, vouloir les utiliser jusqu’au bout de leurs possibilités fait courir des risques toujours plus élevés aux populations, générant chez elles une anxiété de plus en plus insupportable…
Libéralisation ?
« Pousser » encore un peu les vieilles centrales semble donc être à présent le seul enjeu politique réel. Car, s’agissant d’en construire de nouvelles, nos experts sont formels : « plus aucun exploitant privé dans le monde, dit Christian Steffens, ne veut se lancer dans la construction de nouvelles centrales nucléaires, sauf bien sûr si un état s’en mêle… » Sécurité oblige, l’électricité nucléaire est toujours plus chère à produire : 120 euros du MWh, en moyenne, estime-t-il, ce qui est beaucoup plus onéreux que l’éolien, par exemple, lequel oscille entre 50 et 90 euros du MWh… Yves Marenne confirme que « personne – sauf peut-être à la NVA ? – ne parle plus de construire un nouveau réacteur car, si on voulait le faire, on ne voit pas quelle commune l’accepterait sur son territoire, ni qui serait l’investisseur prêt à déposer sur la table les milliards nécessaires. » Et Yves Marenne de poursuivre, en constatant à quel point tout retour sur investissement doit aujourd’hui être rapide : « je ne vois pas, contrairement à ce qui est pourtant souvent affirmé, comment le nucléaire pourrait être compatible avec le libéralisme économique ambiant. Dans nos pays européens, en tout cas, et plus encore en Belgique…«
Christian Steffens rappelle que, depuis la libéralisation du marché de l’énergie, la véritable gestion du réseau est assumée par Elia qui doit disposer des budgets nécessaires à l’entretien et au développement des infrastructures, mais aussi de capacités propres de production ou de stockage qui lui permettent d’assurer l’équilibre entre production et consommation. « En plus du prix du KWh payé au fournisseur, précise-t-il, apparaissent donc, sur la facture d’électricité, des frais dits « de transport » qui doivent couvrir tout ce travail, souvent pour plus de la moitié de la facture totale… Cette partie devrait encore augmenter à l’avenir car les années qui ont précédé la libéralisation du marché ont été marquées par un sous-investissement chronique dans notre réseau de transport et de distribution.«
Yves Marenne précise que certains fervents du nucléaire prêchent même pour un retour en arrière par rapport à la libéralisation du marché de l’énergie, souhaitant une re-monopolisation voire une renationalisation, afin que l’état puisse apporter sa garantie dans un marché devenu trop périlleux pour l’investisseur privé.
Effet de serre ?
En termes d’enjeu climatique, Christian Steffens rappelle que le nucléaire ne représente qu’environ 1,5% de l’ensemble des énergies utilisées aujourd’hui sur Terre ! « Son influence sur le réchauffement climatique est, par conséquent, extrêmement marginale, dit-il, puisque réduire la consommation énergétique de 1,5% à l’échelle de la planète – ou produire 1,5% d’énergie renouvelable en plus – ne poserait aucun problème technique…«
Cependant, si l’on demeure le regard rivé sur les quotas d’émissions de GES (gaz à effet de serre) à respecter au niveau d’un petit pays comme la Belgique, il est clair que remplacer, même temporairement, le nucléaire par du gaz augmentera un peu nos émissions de CO2. « Mais c’est voir les choses par le tout petit bout de la lorgnette belgo-belge, précise l’expert, et cela ne modifierait presque rien à l’échelle globale…«
Yves Marenne est sur la même longueur d’onde, rappelant d’abord que l’ensemble des problèmes environnementaux ne peuvent se réduire exclusivement à la question du climat, avant d’ajouter qu’en effet, « il paraît difficile, dans le timing actuel, de ne pas passer par une phase de renforcement de notre consommation de gaz naturel, ce qui fera donc augmenter nos émissions de gaz à effet de serre, au moins temporairement. » Il voit quand même là la meilleure solution pour permettre la sortie de la Belgique du nucléaire, lequel pose à notre population d’autres problèmes, sans doute nettement plus graves et hypothèque nos capacités d’investissement dans le renouvelable…
Remplacement ?
Christian Steffens insiste, on le sait peu, sur le fait que la consommation électrique belge est tendanciellement à la baisse depuis deux décennies, la puissance appelée par le réseau variant entre 5 et 13 GW selon le moment. Notre consommation d’énergie électrique est ainsi, pour l’ensemble du pays, d’environ 80.000 GWh par an.
« De nouvelles applications vont devoir être rencontrées, ajoute-t-il, dans le cadre d’une électrification croissante de notre consommation. Par exemple, la mobilité va passer progressivement à l’électricité mais nul ne sait encore à quelle vitesse cette mutation aura lieu… » « En matière de mobilité, précise Yves Marenne, l’électricité n’offre pas la même facilité d’usage que les carburants fossiles, elle induira donc un nouveau rapport du consommateur à l’énergie. » Difficile dès lors d’imaginer de quoi notre avenir sera fait. Et méfions-nous de ceux qui, mus par leurs propres intérêts, prétendent avoir une boule de cristal entre leurs mains… Mais que se passera-t-il quand le nucléaire s’arrêtera ?
« Vouloir bêtement remplacer un MW nucléaire par un MW gaz – ou même renouvelable – n’est tout simplement pas raisonnable, affirme Christian Steffens. Nous devons d’abord comprendre qu’un MW produit peut souvent être remplacé par… un MW non consommé !«
C’est élémentaire, le Watt qui n’est pas à produire – le NegaWatt – est le seul Watt vraiment 100% vert… Et il est aussi beaucoup moins cher…
« Mettre en route des capacités équivalentes à celles d’une centrale qu’on ferme est une vision simpliste, confirme Yves Marenne. Des centrales nucléaires à l’arrêt, il y en a à peu près tout le temps et leur taux de disponibilité est toujours plus réduit vu leur âge. Nos capacités d’importation étant toujours plus importantes, nous ne devrons pas obligatoirement démarrer un équivalent gaz quand une centrale nucléaire sera définitivement mise à l’arrêt. A mon avis, le monde du 100% renouvelable sera un monde beaucoup plus électrique et donc beaucoup plus interconnecté…«
Cela signifie-t-il qu’en attendant de disposer des capacités renouvelables suffisantes, nous pourrions consommer le nucléaire des autres ? « C’est oublier, précise Yves Marenne, que le nucléaire français est aussi vieillissant que le nucléaire belge et que nous ne devrons plus trop compter sur lui dans l’avenir…«
Consommateur ?
Principale divergence entre nos deux experts : la capacité à imposer une limite au consommateur. « Toutes les études scientifiques indépendantes récentes montrent que des réductions de consommation totale de l’ordre de 40 à 50% sont parfaitement possibles pour des pays comme le nôtre, affirme Christian Steffens, sans réduction de notre confort, ni même de notre production industrielle ou de notre PIB, et sans accroître le taux de chômage. Il suffit pour cela de changer – une fois pour toutes ! – de paradigme et d’apprendre à consommer rationnellement l’énergie. Ou d’être amenés à stopper le gaspillage énergétique par des actions politiques enfin responsables et courageuses !«
Yves Marenne, quant à lui, n’affiche pas tout à fait le même volontarisme : « Je ne table personnellement pas trop sur une forte diminution de notre consommation à l’échelle de la société ; je crois que c’est un vœu pieux même s’il est vrai que la consommation d’électricité n’augmente plus, en Belgique, ces dernières années…«
L’éducation du consommateur sera-t-elle donc le paramètre le plus difficile à faire évoluer ? Faudra -t-il redouter des augmentations de prix qui affecteront surtout les moins nantis ? Mais la solution pour réduire leur consommation ne résiderait-elle pas justement dans une augmentation drastique des prix de l’énergie qui serait compensée par des aides sociales aux économies ?
« Réduire la TVA sur l’électricité serait une grave erreur, pointe Christian Steffens ! Cela ou la distribution de chèques énergie n’encourage pas du tout les gens à consommer mieux. Il me semble donc normal de taxer l’électricité à 21%. L’Etat devrait, par contre, consentir un sérieux effort pour aider la partie de la population la plus défavorisée à réduire fortement sa consommation. Pour le consommateur final, consommer 15% d’électricité en moins représente exactement la même économie qu’un passage de la TVA à 6% ; c’est la même chose pour son portefeuille mais c’est tout différent pour la planète car il pollue alors 15% moins !«
Même son de cloche chez Yves Marenne : « une baisse générale de la TVA favoriserait les gros consommateurs et ceux qui en ont le plus besoin sont justement des gens qui consomment peu – une telle mesure ne les cible donc pas ! – et il n’est d’ailleurs pas sûr du tout qu’elle soit suffisante pour leur venir réellement en aide. Cette baisse me paraîtrait donc inefficace, d’autant plus que, la TVA se répercutant dans l’index, elle retarderait d’autant l’indexation des salaires. Le débat sur la taxation du carbone reste très important à mes yeux car c’est une des voies permettant d’envoyer un signal, non pas directement sur la consommation énergétique mais sur les émissions de gaz à effet de serre qui devront immanquablement être rendues globalement plus chères.«
Alors ? Qu’est-ce qu’on fait ?
Sortir du nucléaire, c’est maintenant ! Il faut le faire !
« Techniquement et économiquement, dit Yves Marenne, entamer notre sortie du nucléaire d’ici moins de quatre ans ne pose pas de problème majeur ! » « Le monde, tel que nous le connaissons, est l’enfant de l’énergie bon marché, soupire Christian Steffens, et l’énergie bon marché a fait son temps… Nous devons aujourd’hui rendre sa juste valeur à l’énergie et, par conséquent, la consommer raisonnablement, c’est-à-dire mieux et moins. Ceci va entraîner une profonde mutation de société : c’est le sens même de la transition énergétique !«
Prolonger, prolonger encore, de vieilles machines industrielles sans prendre aucune option nette sur notre avenir énergétique. Est-ce bien sérieux ? La position de Nature & Progrès, sur la question du nucléaire, est depuis toujours celle du monde écologiste. Et elle semble de plus en plus largement partagée, la filière nucléaire apparaissant de plus en plus opaque. Avec elle, c’est l’ancien monde qui montre aujourd’hui ses limites, sans doute parce qu’il s’est trop longtemps imaginé ne pas en avoir…