Janvier 2024. Les tracteurs ont investi les routes et déversent leur fumier devant les institutions régionales et européennes. La colère gronde dans le secteur agricole. Parmi les revendications, un allègement de normes environnementales jugées trop complexes, et une réduction des importations de produits concurrençant le marché local. La multiplication des traités de libre échange signés entre l’Europe et le reste du monde permet, en effet, l’arrivée dans nos pays de produits bon marché, répondant à des normes sociales et environnementales moindres. Quelques semaines auparavant, le secteur agricole se réjouissait pourtant de la réouverture de l’exportation des porcs belges en Chine.

 

Par Sylvie La Spina, rédactrice en chef, et Claude Aubert, membre

 

 

Largement diffusé sur les réseaux sociaux, ce texte témoigne du ras-le-bol des agriculteurs pour des normes environnementales toujours plus strictes. « Ce matin, en me promenant dans mes champs, j’ai eu envie d’uriner. Avant de me soulager, je me suis posé ces questions : mon urée peut-elle être épandue à cette date ? Dois-je maintenir une zone tampon avec le ruisseau ? La pente de la parcelle me le permet-elle ? Dois-je demander une dérogation ? Mon taux de liaison au sol va t’il augmenter ? Dois-je analyser ce liquide avant de l’épandre ? Puis-je profiter de la prime réduction d’intrants ? Vais-je perdre mon aide bio ? Dois-je le notifier dans la fiche de culture ? J’ai finalement décidé de ne pas faire pipi… ».

 

Si l’on imagine bien, en effet, la pile de paperasse à laquelle les producteurs sont quotidiennement soumis, permettant à l’administration de contrôler leurs pratiques et de veiller à la protection de l’environnement, se pose une question. Feriez-vous pipi dans votre potager, au milieu de vos légumes ? Uriner sur une production alimentaire, n’est-ce pas interpellant, n’est-ce pas révélateur du manque de valeurs que le producteur donne à ses productions ? Le « tout au ruisseau » a longtemps dominé nos campagnes, causant des vagues de pollution. Les zones tampon ont été définies pour réduire les risques de contamination des eaux par les polluants, dont les nitrates issus de l’urine – humaine, ou des animaux – font partie. Faut-il vraiment remettre en question les normes environnementales ?

 

Les importations grèvent les prix aux producteurs

Seconde interpellation du monde agricole : les traités de libre-échange signés à tout bout de champs par l’Europe. Ces traités signés avec un Etat ou une autre organisation internationale réduit les obstacles commerciaux (diminution des droits de douane, reconnaissance de normes, etc.). L’objectif est simple : augmenter les débouchés des entreprises en leur ouvrant d’autres marchés et ainsi donner un coup de pouce à la croissance économique, voire à l’emploi dans les pays signataires. L’agriculture est le parent pauvre de ces traités, qui permettent l’entrée massive et à bas de prix de produits concurrençant ceux de notre agriculture. Un exemple bien connu est celui de la viande de bœuf issue des pays du Mercosur – comprenant notamment l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay – produite selon des normes environnementales, sociales et sanitaires bien différentes des pays européens.

 

La Fédération wallonne de l’Agriculture (FWA) s’indigne du développement de ces traités. « C’est le serpent qui se mord la queue ! Va-t-on devoir importer l’alimentation qu’on pouvait produire chez nous ? Où va-t-on vraiment importer le type d’agriculture que l’on ne veut plus chez nous ?! », lit-on dans leur communiqué de presse. Ils exigent que ces accords incluent des clauses miroirs, c’est-à-dire l’obligation pour les produits importés de respecter scrupuleusement les mêmes règles sanitaires, alimentaires ou environnementales que celles respectées par les agriculteurs européens. Certains représentants du monde agricole vont même jusqu’à demander l’arrêt total des importations de produits que notre agriculture est capable de produire. Mais dans ce cas, accepterons-nous, en retour, de restreindre nos exportations suivant la même règle ?

 

Un tour de cochon pour l’environnement

Mi-janvier, Alexander De Croo, Premier ministre, a annoncé la bonne nouvelle : la Chine accepte de lever son embargo sur la viande de porc belge. Les restrictions avaient été prises en 2018 en raison de l’épidémie de peste porcine africaine dans notre pays. Selon la Fédération belge de la viande, actuellement, 93 % des exportations de viande de porc produite en Belgique – un million de tonnes au total – se font à destination de pays de l’Union Européenne. « La levée de cet embargo devrait nous permettre d’exploiter pleinement notre potentiel » se réjouit le représentant de la Fédération.

 

Ce sont bien entendu les éleveurs industriels, majoritairement localisés en Flandre, qui « profiteront » de ces nouveaux débouchés. Mais à quel prix ? L’élevage porcin est un grand producteur de lisiers riches en nitrates. La Flandre est déjà pointée du doigt par l’Europe pour sa mauvaise gestion des excès d’azote. Les zones naturelles y subissent 23,8 kilos de retombées d’azote par hectare par an, alors que la limite que la nature peut supporter est estimée à 16 kilos. Un accord qualifié d’« historique », conclu l’année dernière, en février 2023, prévoit la fermeture de quarante-et-une exploitations intensives situées à proximité de zones Natura 2000. Un incitant financier invite cent vingt autres fermes à cesser leur activité d’ici 2026, tandis que des milliers d’autres exploitations devront prendre des mesures pour réduire leurs émissions. Pour l’élevage porcin, on vise une réduction du cheptel de 30 % d’ici à 2030. Une enveloppe de 3,6 milliards d’euros est prévue pour aider les agriculteurs concernés.

 

Les normes environnementales, toujours source de débats

Les normes environnementales sont un frein au développement de l’exportation des produits agricoles hors des frontières de l’Europe, ce qui explique leur remise en question perpétuelle. La problématique des nitrates en est un bon exemple.

 

D’où viennent les nitrates ?

Essentiels à la croissance des plantes, les nitrates constituent la forme principale de l’azote que les végétaux absorbent dans le sol. Ils le convertissent en protéines, nécessaires à l’alimentation et à la croissance des herbivores, animaux et hommes. Toutes les plantes contiennent des nitrates, mais leurs teneurs varient en fonction de l’espèce, de la variété végétale et des conditions de culture. Certains légumes peuvent atteindre jusqu’à 2.000 milligrammes pour 100 grammes, autant que dans 40 litres d’eau contenant le maximum toléré par la règlementation. Et de fait, dans la plupart des situations, 80 à 90 % des nitrates que nous absorbons proviennent des légumes.

 

Les nitrates peuvent également se retrouver dans l’eau de distribution à la suite d’une pollution des nappes et des eaux de surface. L’usage abusif ou dans de mauvaises conditions des engrais azotés (déjections animales et engrais de synthèse) ainsi que les rejets d’eaux usées sont à l’origine de ces contaminations. Les sociétés de distribution d’eau veillent à ce que les valeurs autorisées – cinquante milligrammes de nitrates par litre – ne soient pas dépassées.

 

Un danger pour la santé humaine

Jusqu’à la fin des années 1990, une abondante littérature scientifique avait conclu à la nécessité de réduire l’ingestion de nitrates, aussi bien par l’alimentation que par l’eau de boisson. Les nitrates présentent en effet deux risques principaux pour la santé humaine : celui de méthémoglobinémie – altération de l’hémoglobine induisant le syndrome du bébé bleu – chez les nourrissons et de cancer, principalement du tube digestif, chez l’adulte.

 

En soi, les nitrates ne sont pas dangereux pour l’être humain : ils sont éliminés en grande partie par les reins via les urines. Le danger se situe dans leur transformation en nitrites, qui, contrairement aux nitrates, ne sont presque pas éliminés. Dans l’estomac, ils peuvent s’associer à des acides aminés pour former des nitrosamines, substances dont le caractère cancérogène a été prouvé. Notons que des additifs alimentaires à base de nitrites sont utilisés, en quantités réglementées, dans les préparations de viande en vue de réduire le risque de développement de botulisme, une maladie dangereuse pour l’homme, et pour préserver la couleur des charcuteries.

 

Au vu des dangers que représentent les nitrates, des teneurs maximales ont été fixées, début des années 1990, pour les légumes et pour l’eau potable.

 

Remise en cause de leur toxicité

Coup de théâtre. En 1996, un livre, « Les nitrates et l’homme, le mythe de leur toxicité », écrit par Jean-Louis et Jean l’Hirondel, prétend démontrer que les risques pour la santé sont négligeables, voire inexistants, et même que les nitrates sont bénéfiques. En matière de cancers, les auteurs se basent sur un dépouillement de la littérature scientifique. En effet, le nombre d’études concluant à une corrélation positive entre absorption de nitrates et cancer, et celui concluant à l’absence de corrélation ou à une corrélation inverse est sensiblement le même. On ne peut donc pas conclure. Cependant, ce que ne disent pas les auteurs du livre, c’est que, si l’on effectue la même comparaison en examinant séparément les études prenant en compte les apports par l’alimentation et ceux par l’eau, le résultat est différent. Pour les apports alimentaires, la tendance est parfois à une diminution des cancers lorsque l’apport de nitrates augmente, et pour les nitrates présents dans l’eau, on observe une augmentation.

 

Eau et aliments, des pommes et des poires 

Comment les mêmes substances peuvent-elles avoir des effets inverses selon qu’elles proviennent des aliments ou de l’eau ? Dans les légumes, les nitrates sont accompagnés d’antioxydants et en particulier de polyphénols. Ces molécules bloquent la transformation des nitrates en nitrites. Ce sont donc les nitrates présents dans l’eau qui sont les plus susceptibles d’avoir des impacts sur notre santé.

 

Des nitrates bons pour la santé !

Retour en arrière. Le livre, publié en 1996, qui dédouanait les nitrates de toute toxicité, n’est pas venu par hasard. Il a été publié par l’ISTE (Institut Scientifique et Technique de l’Environnement), fondé en Bretagne quelques années auparavant et financé par quelques-unes des principales entreprises agroalimentaires de la région. « Comme c’est curieux et quelle coïncidence ! » aurait dit Ionesco : les entreprises agroalimentaires bretonnes auraient, en effet, bien aimé que la norme de tolérance maximale de teneur de l’eau en nitrates soit assouplie, car ils n’auraient plus eu à s’en préoccuper.

 

Or, par chance pour eux, des scientifiques avaient découvert – ce qui leur avait valu le prix Nobel en 1980 – que les nitrates apportés par les aliments pouvaient, dans l’organisme, donner naissance à de l’oxyde d’azote (NO) qui peut avoir des effets physiologiques bénéfiques : baisse de la tension artérielle et amélioration des performances physiques. Et voilà comment les nitrates passaient de poisons à médicaments !

 

Dans les années qui ont suivi, on a vu de nombreuses publications scientifiques confirmer cet effet bénéfique des nitrates, ce qui, pour certains, les transformait non seulement en médicaments mais même en nutriments. Ce mécanisme de formation d’oxyde d’azote à partir des nitrates et son intérêt ne sont contestés par personne. Vive les nitrates, donc ! Avec quelques restrictions, tout de même. La très grande majorité des études publiées portent sur des durées limitées, rarement plus de deux ou trois semaines. Quelques études à long terme montrent des effets bénéfiques, mais elles estiment l’apport de nitrates par la consommation de légumes. Il est impossible de distinguer l’impact des légumes eux-mêmes de celui des nitrates qu’ils contiennent.

 

On constate par ailleurs, en étudiant la bibliographie sur l’impact des nitrates sur la santé, que les deux auteurs dont les noms, que nous tairons, reviennent les plus souvent, ont des intérêts dans une entreprise qui vend des procédés permettant de mesurer les émissions d’oxyde d’azote et ont déposé des brevets pour des produits médicaux à base de nitrates. ll y a donc conflit d’intérêt.

 

Et pourtant, ils sont toxiques

Plusieurs études, dont une publiée en 2022 par l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation française), ont conclu à une corrélation entre la consommation d’eau riche en nitrates et le cancer colorectal. D’autres concluent à une relation avec certaines maladies congénitales. En fin de compte, malgré les protestations des pro-nitrates, les autorités sanitaires n’ont pas modifié les limites maximales tolérées pour la teneur en nitrates des légumes et de l’eau.

 

Un débat qui laisse des traces

Si la balance penche, finalement, pour une reconnaissance de la toxicité des nitrates, les manœuvres des lobbies laissent encore leur trace aujourd’hui. Nous citerons une déclaration, faite en 2015, par le président de l’ISTE : « Le lien supposé entre l’activité agricole, l’élevage, les engrais, les nitrates et la dégradation de la santé et de l’environnement n’a que la répétition comme base : c’est un mythe, qui n’a strictement aucun fondement scientifique ». Les scientifiques apprécieront ! Un ancien directeur de recherches à l’INRAE (Institut Nationale de Recherches Agronomiques français) écrit encore, dans un article publié en 2022 : « Les nitrates sont encore souvent classés, à tort, comme contaminants chimiques alors que de nombreuses études conduisent à les considérer comme des nutriments ». Décidément, de manière similaire à la saga que nous connaissons pour le glyphosate, les lobbies ont la peau dure !

 

Quel modèle pour l’agriculture de demain ?

Les manifestations du secteur agricole de ce début d’année 2024 témoignent d’une crise profonde de notre modèle alimentaire. Les revendications, diverses et variées, s’empilent en vrac : un prix rémunérateur, moins de paperasse, moins de normes, moins d’importations… Certaines idéologies s’y glissent discrètement pour défendre un modèle basé sur la croissance de la production et des exportations, en tentant de réduire les normes environnementales. Il faut de la croissance, conquérir de nouveaux marchés, mais ne pas se laisser envahir par les productions des concurrents. On marche, en effet, sur la tête !

 

Pour Nature & Progrès, notre agriculture doit rester robuste en reposant sur des normes environnementales et sociales strictes, garantissant notre santé et celle de la Terre. Notre agriculture doit viser à nourrir les citoyens locaux, et non viser des pays lointains. Elle doit s’équilibrer sur ses ressources et non sur une croissance illimitée. Il faut donc maintenir des normes environnementales et sanitaires strictes, et diriger notre agriculture vers l’alimentation locale et non vers les exportations. Rétablir le juste prix des aliments, en prenant en compte leurs plus-values et leurs coûts environnementaux et sociaux, en éliminant toutes les interventions qui biaisent le système actuel, serait-ce la solution pour diriger durablement notre agriculture vers plus de robustesse ?