« Il existe une manière aimante, sensée et saine de vivre »

Ceux qui partagent, avec nous, l’évidence qu’aujourd’hui le monde bascule doivent échanger des vécus, des horizons, des pratiques, des idées, des récits et même des émotions… Leurs regards pourront être variés, voire contradictoires, car l’avenir est plus que jamais incertain. L’écoféminisme est un mouvement pluriel, mondial et multiforme, inscrit très profondément au cœur des évolutions en cours. En voici une brève évocation sur base d’entretiens avec Sophie Hustinx et Anaïs Trigalet.

Par Guillaume Lohest

Introduction

Greta Thunberg, Anuna De Wever, Adélaïde Charlier… Cela n’aura échappé à personne : en première ligne des mobilisations pour le climat, on voit énormément de jeunes femmes. Autre combat : le 8 mars, à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, des manifestations et des grèves ont eu lieu dans le monde entier, particulièrement impressionnantes en Espagne et en Amérique du Sud.

Autre combat, vraiment ? De plus en plus de voix mettent en évidence les liens historiques et philosophiques existant entre les oppressions subies par les femmes et les détériorations infligées à la planète, à l’environnement. À la racine de tout cela, le patriarcat et le capitalisme, qui imprègnent notre culture occidentale et provoquent des ravages conjoints. L’écoféminisme, dont on parle de plus en plus ces dernières années, est un mouvement pluriel et mondial, multiforme, à la fois militant et spirituel, qui met en mots et en récits cette articulation pour y réagir en retissant des liens détruits.

Mais puis-je en parler, moi qui suis un homme ? Sans doute. N’étant toutefois pas impliqué dans des collectifs écoféministes ou militants, j’ai préféré donner la parole à des femmes qui se reconnaissent dans ce mouvement ou s’y intéressent de près. J’ai donc interviewé Sophie, écoféministe active notamment au sein du groupe « Les so.u.rcières pour le climat », et Anaïs, chargée d’études dans le domaine de l’éducation permanente, qui est touchée et interpellée par de nombreuses écoféministes, sans pour autant se revendiquer comme telle. Entre leurs témoignages, je glisserai des extraits glanés au fil des lectures qu’elles m’ont conseillées.

Comme une révélation

Ma première question concerne leur rencontre personnelle avec ce mouvement. Comment en sont-elles venues à s’intéresser à cet angle d’approche ? « Tout a commencé dans une librairie qui était sur le point de fermer, raconte Sophie. Je suis tombée nez à nez avec le livre de Starhawk, Rêver l’obscur : femmes, magie et politique. Je me suis demandée : c’est quoi ce machin, ce mélange bizarre ? Je me suis débrouillée pour acquérir le dernier exemplaire qu’ils avaient et quand je l’ai commencé, ça a été une révélation. Pour la première fois, j’avais l’impression que quelqu’un mettait des mots sur quelque chose d’essentiel que je ressentais. Starhawk met le doigt sur le fait qu’on vit dans un monde de dominations. Ces dominations, il faut pouvoir les identifier, les nommer, en observer les impacts sur nous, et dans un second temps en ressortir, imaginer autre chose, rêver un autre système. C’est la base de son discours : la magie, l’alchimie consiste à transformer, à se projeter dans quelque chose d’autre par l’action politique. » Sophie n’en reste pas là. Dans la foulée, apprenant via une amie que Starhawk est justement de passage en Belgique pour deux journées, elle s’investit comme bénévole dans la préparation et l’organisation de cette rencontre. « Je me souviens qu’elle a commencé par parler du traumatisme des sorcières dans l’imaginaire occidental. Cela a libéré des émotions très fortes, chez moi et autour de moi. Nous prenions conscience que ce traumatisme n’a pas été traité dans notre histoire, que nous étions encore habitées par cette peur d’être détruites, de subir de la violence si on sort du rôle qu’on nous demande de jouer. »

Quant à Anaïs, elle a commencé à s’intéresser à l’écoféminisme en participant à un séminaire organisé à l’ULB avec la philosophe française Émilie Hache. « Ça m’a questionné et enthousiasmé ! J’y ai découvert que les femmes avaient souvent été en première ligne des mobilisations environnementales. Il y a cet exemple fameux de manifestation au Pentagone en 1980, face à la menace de guerre nucléaire en pleine guerre froide. En raison de la place particulière auxquelles les femmes ont été assignées dans le patriarcat, dans ce qu’on appelle le ‘care’, le soin aux autres, les femmes ont été historiquement plus sensibles aux problèmes de pollution qui pouvaient entraîner des maladies, ou aux difficultés d’accès aux ressources… Ce sont donc elles qui se sont le plus souvent mobilisées. Cela a été une découverte pour moi de comprendre que les femmes avaient été en première ligne, porteuses de ces luttes. »

La « Déclaration d’unité » (1), proclamée lors de la Women’s Pentagon Action en 1980, affirmait déjà clairement : « Nous savons qu’il existe une manière aimante, sensée et saine de vivre et nous avons l’intention de vivre de cette manière dans nos quartiers et dans nos exploitations agricoles de ces États-Unis, et parmi nos sœurs et frères de tous les pays du monde !« 

Une même logique d’oppression

« Un autre élément qui me parle, enchaîne Anaïs, c’est la prise de conscience que la domination de la nature et l’oppression des femmes ont été menées conjointement, au sein du modèle capitaliste. C’est aussi lié à la révolution scientifique qui a eu lieu à partir des XVIe et XVIIe siècles. On a développé une vision mécaniste de la nature, ce qui a permis qu’on puisse l’exploiter davantage dans un cadre capitaliste. » Cette vision a remplacé progressivement une autre manière de considérer la terre, plus organique, qu’on peut schématiser par la métaphore de la terre nourricière, de la terre-mère qui prévaut dans de très nombreuses cultures. Anaïs me renvoie à un article de Carolyn Merchant qui détaille ce changement de représentation : « La conception organique qui a prévalu depuis les temps anciens jusqu’à la Renaissance, dans laquelle le principe féminin jouait un rôle positif significatif, fut graduellement sapée et remplacée par un état d’esprit technologique qui se servait des différents principes féminins en les exploitant. Parallèlement à la mécanisation croissance de la culture occidentale au XVIIe siècle, la terre nourricière et cosmique a été remplacée par la machine (2). » En résumé, comme l’écrit Émilie Hache, « c’est la même culture qui entretient un rapport de destruction à l’égard de la nature et de haine envers les femmes, c’est donc cette culture dans son ensemble qu’il s’agit de changer (3). »

Mais par quelle voie entamer ce changement ? Plusieurs écoféministes reprennent à leur compte le terme d’empowerment, ce mot impossible à traduire qui signifie à la fois autonomisation, récupération d’un pouvoir d’agir individuel et collectif. « Il s’agit de réagir à ce que Starhawk nomme la mise-à-distance, m’explique Sophie. Le constat de base de l’écoféminisme, c’est qu’on vit dans un système de destruction qui a été alimenté par la coupure des liens : les liens à nous-mêmes, à notre corps, à la nature, aux saisons, aux rythmes. Et c’est cette coupure, cette mise à distance qui permet la domination, le pouvoir sur ce quelque chose qu’on a séparé de nous. Cela, il faut l’identifier, le nommer, accepter que cela fait partie de nous. Il s’agit donc de le sortir de nous et d’apprendre autre chose, que Starhawk appelle le pouvoir du dedans. » Cela se traduit par une autre façon d’être en relation et d’être au monde. La philosophe Catherine Larrère le résume ainsi : « Dans leur combat contre une logique de domination qui s’applique aussi bien aux femmes qu’à la nature, les écoféministes en appellent à l’adoption de nouveaux rapports, non hiérarchiques, non dominateurs. C’est là qu’elles se réfèrent aux éthiques du care. Il s’agit, explique Karen Warren, de passer à une éthique « qui fasse une place centrale à des valeurs de soin [care], d’amour, d’amitié et de réciprocité appropriée – des valeurs qui présupposent que nos relations aux autres ont un rôle central dans la compréhension de qui nous sommes« (4). »

Naturaliser les femmes ?

Quand on parle d’écoféminisme, une ombre plane. C’est celle, déjà ancienne, de l’accusation d’essentialisme qui est faite à cette approche. Autrement dit, les écoféministes induiraient l’idée que les femmes et la nature vont de pair, que les femmes sont plus proches de la nature par nature, justement. Ce qui reviendrait, en quelque sorte, à renforcer la vision patriarcale plutôt qu’à la combattre. Anaïs n’est pas d’accord avec cette accusation, mais elle a conscience de la difficulté à faire percevoir la nuance. « Je crois que c’est essentiel que des femmes puissent se revendiquer de la nature sans être immédiatement soupçonnées d’essentialisme. En tant que femme, je veux pouvoir me revendiquer de la nature. Mais c’est un lien à construire, pas une essence prédéterminée. Je ne suis pas plus proche de la nature parce que je suis une femme, je le suis d’une manière dont femmes et hommes devraient l’être. Ça reste une question difficile pour moi aujourd’hui. C’est délicat à exprimer, mais mon intuition, c’est que le fait que les femmes se revendiquent de la nature n’est pas révoltant, n’est pas soupçonnable. » Sophie est plus catégorique : « Je trouve que la critique de l’essentialisme n’est pas du tout valable. Car ce qui a fait que les femmes se sont davantage préoccupées de la nature, ce n’est pas une ‘essence’ mais le fait de subir en parallèle des mécanismes de domination et de contrôle. On retrouve ces logiques d’oppression à d’autres niveaux dans le racisme ou dans les problématiques sociales. » Le véritable souci avec cette accusation, c’est qu’on reste dans un dualisme, dans une séparation entre la nature et la culture qui n’est plus pertinente, me fait remarquer Anaïs. « Ce n’est pas parce que les femmes ont été assignées à une place de soin, sur le versant soi-disant “inférieur” du dualisme nature/culture, que nous devons nous revendiquer de la culture et nous mettre à rejeter la nature. Ce qui est problématique, c’est cette dualité, et le fait de considérer un pôle comme supérieur à l’autre. » Le féminisme classique a conçu l’émancipation des femmes comme un arrachement à cette assignation à la nature. L’écoféminisme, sans renier cette possibilité, tente de l’inclure dans une vision plus large qui ne conditionne pas cette émancipation au maintien du schéma dualiste qui déprécie la nature et légitime son exploitation. Pour les écoféministes, « Il ne s’agit de revenir ni à une nature originelle ni à une féminité éternelle, écrit Émilie Hache – ni d’aucun retour à ce mouvement étant par définition impossible -, mais de se réapproprier (reclaim) le concept de nature comme nos liens avec la réalité qu’il désigne (5). »

À ce stade de notre conversation, je glisse à Sophie que je suis mal à l’aise vis-à-vis de ces pratiques qui fleurissent dans les mouvances de l’écoféminisme et de l’écopsychologie, et qui consistent à se regrouper uniquement entre femmes, ou uniquement entre hommes. N’est-ce pas, tout de même, favoriser une forme de naturalisation, une forme de démarcation assez archaïque, pour ne pas dire réactionnaire, entre hommes et femmes ? « Ce n’est pas du tout l’idée, me répond-elle. La base d’un cercle de femmes ou d’hommes, c’est simplement de se rassembler à partir de là où on en est. On a, par exemple, des cercles de femmes blanches et des cercles de femmes noires. Simplement parce qu’on n’est pas au même niveau de domination. On a plus ou moins de privilèges. L’idée c’est de déconstruire ces (non-) privilèges entre soi, pour pouvoir après rencontrer les autres, dans un nouveau type de relation de coexistence et de respect. »

De la place pour tout

Mais si on tourne le dos à la modernité, à la raison, peut-être même à la science, sur quoi se base-t-on pour cette libération ? Quand je pose cette question à Sophie, sa réponse me désarçonne un peu. « C’est comme s’il y avait quelque chose de beaucoup plus grand qui était emprisonné dans une sorte de toile, qu’il s’agit de desserrer, pour libérer l’ensemble. Cela peut faire peur parce que beaucoup d’écoféministes proposent de se plonger en soi, de libérer des émotions plutôt que de les “gérer”. C’est un processus qui doit se faire dans un cadre de bienveillance sécurisant, qui permette de retisser des liens avec soi, avec les autres, etc. C’est pour ça qu’on voit aujourd’hui des cercles de femmes ou des cercles d’hommes. C’est une très grande remise en question, ça peut être hyper-angoissant, ça peut remettre en question son rôle, son couple, sa façon de travailler, sa façon d’être. Rêver l’obscur, c’est aussi accepter de traverser cette phase de peur. » Comment faire le tri, alors, entre le spirituel, le psychologique, le scientifique, le politique ? J’entends la réponse intérieurement : il n’y a pas de tri à faire ! OK, mais comment s’assurer, en tout cas, qu’on ne mélange pas tout, qu’on ne s’illusionne pas, qu’on ne suit pas une sorte de gourou ? « Parce qu’à tout moment, ce qui fait sens, c’est de tisser du lien », me répond Sophie. Je sens qu’il demeure en moi une réserve, qui n’a cependant pas de prise sur le caractère multiforme et inclusif de l’écoféminisme. Anaïs fait écho à cela : « Je discutais récemment avec une amie qui me faisait un très beau retour. Ce qu’elle apprécie dans cette approche, c’est le pragmatisme des femmes, qui ne s’enferment pas dans la théorie. Cela leur permet d’être très libres dans leur pensée, dans leur mode d’action. Il y a donc de la place pour tout. Le mouvement n’est pas divisé, grâce à cette approche pragmatique. » Sophie confirme : « L’écoféminisme utilise tous types de savoirs et réhabilite en particulier la dimension symbolique. On vit dans une société où les visions académiques dominent les autres types de discours. Quand on parle de magie, quand on passe par des rituels, ce sont des symboles. Ainsi en va-t-il de la figure de la sorcière. D’où vient le fait qu’on la représente avec une cape et un chapeau ? C’est parce que des femmes cherchaient à résister à l’appropriation des terres. Elles étaient donc pourchassées et pour ne pas être vues, elles se déguisaient. » Un livre récent de la journaliste Mona Chollet (6) réhabilite cette figure de la sorcière auprès d’un large public. Signe sans doute que les représentations sont en train de se modifier.

Convergence des luttes ?

Comment expliquer cet heureux retour en force des luttes féministes ? « Les femmes ont trouvé des façons décisives de se relier, suggère Sophie. Avec le boom des nouveaux moyens de communication, de nombreuses personnes qui n’étaient pas visibles le deviennent. La vague MeToo a quand même libéré beaucoup de paroles. Partout dans le monde, il y a un éveil des femmes. Je le vois en Inde ou en Turquie, par exemple. De plus en plus de femmes, par rapport aux violences qui leur sont faites, disent : maintenant, ça suffit. Internet, les réseaux sociaux, les podcasts disponibles sont autant de moyens par lesquels les femmes sortent du contrôle exercé sur eux et acquièrent une conscience collective globale. Par exemple, la femme qui a fait la bande dessinée sur la charge mentale (7), cela a reçu un immense écho. Plein de femmes se sont dites : mais en fait je vis cela moi aussi. Le fait que quelqu’un ait trouvé des mots pour nommer un vécu, ça relie. »

Assiste-t-on à une sorte de révolution écoféministe, au sens d’un mouvement inclusif qui se manifeste dans le monde entier, par des luttes politiques, par des pratiques collectives, par la naissance de nouveaux rapports au monde, la réaffirmation d’une sensibilité voire d’une spiritualité ? Est-ce un tournant décisif pour les enjeux écologiques ?

« L’écologie monte, conclut Anaïs, et le féminisme monte aussi, en termes de mobilisations. Mais l’articulation entre les deux ne va sans doute pas encore de soi. Mon sentiment est qu’il y a encore énormément de chemin à faire, pour que le mouvement féministe s’approprie les enjeux écologiques et inversement. Il y a des signes de convergence mais ce n’est pas encore évident. En moi-même, à mon niveau personnel, je sens que c’est encore en construction. »

Aller plus loin…

Nul besoin d’être femme, ni écologiste, ni même membre actif-ve d’une vieille association telle que Nature & Progrès pour partager l’urgence et la force de la démarche. Et désirer l’approfondir. Reclaim est une anthologie proposée par la philosophe Émilie Hache (8). Elle permet de découvrir les textes des principales figures du mouvement, parmi lesquelles Susan Griffin, Starhawk, Joanna Macy, Carolyn Merchant, certains textes donnant l’impression qu’ils ont été écrits hier, aujourd’hui même, en réaction à la situation qui est la nôtre…

Notes

(1) Voir : www.wloe.org/unity-statement-1980.78.0.html

(2) Carolyn Merchant, « Exploiter le ventre de la terre » dans Reclaim, recueil de textes écoféministes, choisis et présentés par Émilie Hache, Cambourakis, 2016.

(3) Reclaim, recueil de textes écoféministes, choisis et présentés par Émilie Hache, Cambourakis, 2016, introduction, p. 20.

(4) Catherine Larrère, « La nature a-t-elle un genre ? Variétés d’écoféminisme », Cahiers du Genre, vol. 59, n°2, 2015, pp. 103-125

(5) Reclaim, idem., p. 22.

(6) Mona Chollet, Sorcières, la puissance invaincue des femmes, La Découverte : Zones, 2018.

(7) Cf. blog d’Emma Clit : https://emmaclit.com

(8) Reclaim, recueil de textes écoféministes, Éditions Cambourakis, 2016, 412 p.