La figure de paysan·ne, dénaturée par celle de l’agriculteur·rice à partir du XIXe siècle, refait surface. Elle n’a jamais vraiment disparu, représentée par quelques individus cachés derrière celles et ceux qui pratiquent l’agriculture moderne. Désormais, les paysans sont visibles, et le clament même haut et fort. « Pas de pays sans paysans » peut-on lire sur la pancarte de producteurs lors d’une manifestation, début 2024. Pourquoi cette évolution ?
Par Maylis Arnould, rédactrice
Qui sont-ils, ces fameux paysans ? Comment définissent-ils leur mouvement, à quelle « catégorie » de producteurs correspondent-ils ? Pourquoi un renouveau de ce terme aujourd’hui ? Quel avenir, ici et dans le monde ?
Le modèle paysan
Les paysans se positionnent en parallèle – voir en opposition – avec une production basée sur un modèle industriel et capitaliste et avec un modèle d’agriculteur entrepreneur. Rappelons-en les définitions. Selon le dictionnaire Larousse, l’agriculture capitaliste appartient à un « système économique basé sur la propriété privée des moyens de production, la recherche du profit, la concurrence. » L’agriculteur entrepreneur, défini dans le livre de Jan Douwe van der Ploeg, Les paysans du XXIe siècle (Editions Charles Léopold Mayer, 2014), « développe une entreprise agricole qui est hautement – voire totalement – intégrée aux marchés, qu’il s’agisse des marchés des intrants ou des marchés des produits. Cela se traduit par un degré de marchandisation élevé. L’exploitation est gérée comme une entreprise : elle suit la logique du marché. Les repères classiques que sont l’autonomie, l’autosuffisance et le cycle démographique de la famille paysanne ne sont plus considérés comme pertinents. L’entreprise agricole est entièrement spécialisée et orientée au moyen de choix stratégiques vers les activités les plus rentables, les autres étant externalisées. Les objectifs à long comme à court terme sont la recherche des profits et leur maximisation ». Aux antipodes de ce modèle, les paysan·nes d’aujourd’hui travaillent dans des fermes plus petites, parfois vivrières, et favorisent la vente locale et la diversification.
Le contexte actuel et le recul que nous avons désormais sur l’impact environnemental des grandes productions de monoculture et de leurs importations amène à repenser le modèle agricole occidental. On observe donc ce que Jan Douwe van der Ploeg appelle une repaysanisation, c’est à dire l’émergence de modes de production différents, plutôt tournés sur l’autonomie et la subsistance. Ces pratiques alternatives prennent des formes diverses, allant de l’agriculteur·rice biologique « classique » aux néo-paysan·nes qui habitent dans des lieux de vie collectifs et écologiques.
Une identité paysanne fièrement revendiquée
Être paysan·ne a désormais – et presque pour la première fois – une connotation plutôt positive. Nous pouvons nous en apercevoir à travers l’émergence d’une réelle identité sociale du statut de paysan. L’identité sociale correspond aux ensembles d’attributs qui permettent d’associer un individu à un groupe. Dans certains cas, cette identité sociale est utilisée par les membres du groupe pour montrer leur attachement à celui-ci. C’est le cas pour les paysan·nes car « Dans le contexte de maintien du processus de « modernisation » de l’agriculture, un certain nombre d’agriculteurs s’identifient eux-mêmes comme paysans et continuent à habiter autrement l’espace et le temps. », explique Estelle Déléage dans son article « Les paysans dans la modernité » (Revue Française de Socio-Économie 9/1, 2012). Face aux difficultés rencontrées par les agriculteur·rices, à la diminution de leurs effectifs ainsi qu’aux changement environnementaux, les pratiques paysannes sont mises en avant comme la meilleure façon de nourrir les populations.
Ces pratiques sont d’ailleurs une des motivations premières de la création de La Confédération Paysanne (CP), syndicat agricole français né en 1986, issu d’une opposition avec le modèle de la ferme entreprise. Comme nous l’explique Jean-Philippe Martin dans son article « À la Confédération paysanne, des paysans écologistes… mais pas végans » (Histoire & Sociétés Rurales 55/1, 2021), « le syndicat adopte une démarche de développement, promouvant une agriculture qui respecterait les sols, l’eau, l’air, les écosystèmes et ne polluerait pas. Cette « agriculture paysanne » serait une nécessité pour une société moderne et solidaire car elle permettrait de nourrir la population, avec une alimentation de qualité, de rémunérer correctement le travail, de maintenir des paysans nombreux sur tout le territoire et de respecter l’environnement. La CP veut réinventer, à partir de la tradition et de la technique, une nouvelle manière de produire qui permette de réhabiliter le métier de paysan. » Que ce soit donc dans une dimension individuelle ou politique, les paysan·nes sont désormais sur le devant de la scène, prêt·es à partager leur utilisation des terres à qui voudrait bien apprendre à cultiver autrement.
La terre et ses trésors au cœur de la vie paysanne
La terre, justement, retrouve sa place centrale dans les modes de culture paysans. Perçue comme une ressource à préserver, le lien entretenu avec elle a toujours été primordial pour les paysan·nes. Il·elles ne sont pas seulement producteur·rices, il·elles sont coproducteur·rices. « La coproduction, l’un des éléments importants définissant la paysannerie, renvoie à l’interaction continue entre l’homme et la nature vivante et à leur transformation mutuelle. Les ressources sociales et naturelles sont constamment modelées et remodelées, ce qui génère en permanence de nouveaux niveaux de coproduction. […] Les interactions avec la nature vivante façonnent elles aussi de différentes manières la sphère sociale : le caractère artisanal du processus de production, l’aspect essentiel de la connaissance d’un métier et la prédominance des exploitations familiales sont tous trois liés de près à la coproduction et à la coévolution de l’homme et de la nature vivante. » (Jan Douwe van der Ploeg, 2014).
La personne qui travaille la terre devient donc partenaire de celle-ci, son but principal étant de l’entretenir et de la faire fructifier. S’intéresser à la vie naturelle, c’est évidemment s’intéresser aux semences. Celles-ci sont des trésors, conservés, multipliés et sélectionnés avec soin. Produire et commercialiser des semences et des plants adaptés aux climats locaux est également une volonté très forte de beaucoup de paysan·nes, car cela garantit leur autonomie et celle de leur environnement (Estelle Déléage, 2012). La défense des semences paysannes reproductibles est une pierre angulaire des mouvements paysans – donc Nature & Progrès – qui militent contre le brevetage et la privatisation du vivant.
Paysans, partout, l’avenir
- Les paysan·nes modernes engrangent donc un grand nombre de savoirs et de ressources leur permettant de s’acclimater, dans les deux sens du terme, aux changements à venir ainsi qu’à ceux déjà en cours. Sans rejeter radicalement la modernité et ce qu’elle peut nous apporter à travers les techniques et les outils, ces travailleur·euses de la terre produisent, transmettent et respectent le vivant.
L’agriculture paysanne a encore de beaux jours devant elle, comme nous le rappelle Geneviève Pruvost dans son livre « Quotidien Politique » (La Découverte, 2021) : « contrairement au stéréotype de l’immobilisme des campagnes, les paysans louvoient entre deux mondes économiques – subsistance locale et circuits de vente citadins -, raisons pour laquelle ils ont traversé les époques et se maintiennent sur tous les continents dans un grande variété de régimes économiques et politiques, capitalistes, communistes, démocratiques, monarchiques, autoritaires. »
Nature & Progrès se positionne comme une structure de défense et de promotion de l’agriculture paysanne, un mode de production visant l’autonomie, tant au niveau des intrants (composts, fumiers issus de la ferme, semences autoproduites ou échangées…) que des débouchés (transformation et vente dans les mains du producteur). Les fermes ont pour objectif de nourrir les humains (cultures vivrières destinées à la consommation locale) dans le respect de la terre et du terroir, et en harmonie avec la nature. Ils ne sont pas rares, les producteurs et transformateurs sous mention Nature & Progrès qui se revendiquent paysans et/ou artisans ! Face à une agriculture de plus en plus déconnectée des cycles et besoins locaux, revenons vers son rôle de base : nous nourrir avec des produits sains, pour notre santé et celle de la terre.