Cela fait vingt ans que Nature & Progrès agit pour protéger les abeilles des dégâts occasionnés par l’utilisation des insecticides néonicotinoïdes, malgré l’entêtement du secteur betteravier et des autorités. Au terme de nombreuses actions, ces insecticides tueurs d’abeilles ont finalement été interdits par l’Europe. Mais la Belgique a honteusement dérogé à cette interdiction pendant trois années consécutives…
Par Isabelle Klopstein
Convaincus de l’importance de l’enjeu, avec le Pesticide Action Network Europe (PAN Europe) – réseau européen de promotion des alternatives durables aux pesticides – et un apiculteur liégeois, nous avons intenté trois actions en justice pour nous opposer à ces dérogations. Sur le fond, les affaires sont toujours en cours. Lors des plaidoiries, notre avocat a relevé des incohérences dans l’interprétation des dispositions encadrant les dérogations. C’est sur cette base que l’affaire a été portée devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJEU). Et si nous pouvons actuellement mener cette bataille judiciaire, c’est grâce aux soutiens de nos membres et donateurs.
Recours devant le Conseil d’Etat et audience à Luxembourg
Nos requêtes devant le Conseil d’Etat visent à obtenir l’annulation d’une dizaine d’autorisations d’urgence octroyées par la Belgique, en 2018, 2019 et 2020, permettant l’utilisation d’insecticides à base de substances actives néonicotinoïdes – thiaméthoxame, clothianidine et imidaclopride – pour le traitement et l’enrobage des semences, notamment de betteraves sucrières en agriculture conventionnelle. Pour Nature & Progrès, l’Etat belge use et abuse de la possibilité de dérogation ouverte par l’article 53 du règlement européen n°1107/2009 encadrant la mise sur le marché des pesticides – ci-après « Règlement Pesticides » ou « Règlement » – au point d’autoriser des insecticides expressément interdits en plein champ depuis 2018. Destinés à éradiquer les insectes dommageables pour les cultures, en l’occurrence les pucerons vecteurs de la jaunisse de la betterave sucrière, ces insecticides neurotoxiques ne font hélas pas la distinction entre les pucerons ciblés et les autres insectes – abeilles et autres butineurs – pour lesquels ils posent un risque avéré en mettant en péril leur survie. D’où leur interdiction européenne… Diverses études ont également prouvé la contamination de l’air, de l’eau, de la terre et des cultures non traitées, ainsi que la vulnérabilité de plusieurs espèces animales à cette catégorie de pesticides, dont la rémanence peut aller de quelques jours… à plusieurs années.
Devant la nécessité de clarifier certaines dispositions clés du Règlement Pesticides, le Conseil d’Etat s’est tourné, à notre demande, vers la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE). Lors de l’audience de plaidoirie du 17 mars dernier, à Luxembourg, les juges européens se sont notamment penchés sur les arguments des deux camps – Belgique, Commission européenne, autres Etats membres et secteur betteravier vs Nature & Progrès et PAN Europe – concernant la possibilité d’autoriser des pesticides contenant des substances actives pour le traitement des semences, dont la mise en vente ou l’usage sont interdits sur le territoire de l’Union européenne et sur les conditions de dérogation liées aux notions de « circonstances particulières », « danger » et « autres moyens raisonnables » telles que prescrites par l’article 53.
Autorisations de pesticides en Europe : principe et dérogations
Le Règlement Pesticides régit l’octroi des autorisations des produits pesticides – insecticides, herbicides, fongicides – et de leurs composants dans l’Union européenne. Il vise à garantir un niveau élevé de protection environnementale et s’impose aux Etats membres, au même titre qu’une législation d’origine nationale. Le principe veut que le fabricant démontre que « les substances ou produits fabriqués ou mis sur le marché n’ont aucun effet nocif sur la santé humaine ou animale ni aucun effet inacceptable sur l’environnement ». Pour écarter tout effet inacceptable sur l’environnement, la législation européenne prévoit donc que chaque pesticide soit testé avant de pouvoir éventuellement être autorisé, puis utilisé en agriculture.
A la suite de leur évaluation, la législation européenne prévoit que ces substances peuvent être interdites purement et simplement, s’il n’existe aucune utilisation sûre de ces substances, ou bien autorisées mais sous certaines conditions – zone tampon, rotation des cultures, etc. – afin de gérer les risques environnementaux. C’est ainsi qu’avant d’être interdites à toutes les cultures en plein champ, le thiaméthoxame, la clothianidine et l’imidaclopride ont fait l’objet de mesures très restrictives. En 2003, l’imidaclopride fut le premier insecticide néonicotinoïde identifié comme toxique pour les abeilles…
Dès 2013, l’utilisation et la vente de semences traitées avec ces produits ont été interdites au niveau européen pour les cultures les plus attractives pour les abeilles. Les restrictions européennes liées à la commercialisation ou à l’utilisation d’une substance active contraignent les États membres à modifier ou à retirer les autorisations existantes pour les produits contenant ces substances actives. Mais bon, ça, c’est le principe…
Car, en effet, certains mécanismes juridiques du Règlement Pesticides permettent aux Etats membres de déroger à ces conditions d’évaluation et d’autorisation strictes. Ils peuvent, par exemple, fournir des dérogations pour accélérer la disponibilité de nouveaux pesticides, notamment ceux considérés comme moins toxiques, ou encore permettre la délivrance de dérogations pour d’autres substances et produits pesticides qu’ils jugent nécessaires à la « protection » des cultures.
Une interprétation incohérente et laxiste des conditions de dérogations
Nous avons donc estimé qu’il était nécessaire d’agir contre une interprétation abusive des conditions de dérogations d’urgence afin de protéger la biodiversité et les abeilles ! Le recours de plus en plus fréquent aux dérogations, grâce notamment à une interprétation très souple de l’article 53 du Règlement par les autorités nationales compétentes, se fait au détriment de la biodiversité, des pollinisateurs et des services écosystémiques qu’ils fournissent – gratuitement ! – à la production agricole bio ET conventionnelle, et donc in fine à notre sécurité alimentaire. Et c’est justement sur la légalité de ces dérogations, dites d’urgence phytosanitaire, que les juges européens devraient se prononcer à l’automne 2022. Et, comme nous l’espérons, en donner une interprétation stricte, cohérente et uniforme, laquelle s’imposera alors à la Belgique ainsi qu’aux autres Etats membres.
Les dérogations pour urgence phytosanitaire permettraient-elles aux Etats membres de contourner les normes environnementales, en autorisant des pesticides dont la substance active a été expressément interdites ou restreinte ? Concernant les substances interdites pour des raisons sanitaires ou environnementales, la réponse de notre avocat, Me Bailleux, est sans équivoque : il serait contraire à la philosophie du Règlement de permettre aux Etats membres de prolonger unilatéralement l’utilisation de substances, parfois pour de nombreuses années, sans considération des risques qu’ils font peser sur la santé humaine ou la biodiversité. A quoi bon décider d’interdire la vente et l’utilisation de certaines substances particulièrement à risque si les Etats membres peuvent aussi facilement les réautoriser sous forme de dérogation ?
Selon la position défendue par Nature & Progrès et PAN Europe, les dérogations d’urgence n’ont donc vocation à s’appliquer qu’aux produits pesticides dont la substance active n’a jamais été approuvée par l’Union européenne, soit parce que personne n’en a fait la demande soit parce que la procédure d’évaluation des risques est toujours en cours. Notons au passage que l’immense majorité – 90 % – des dérogations fondées sur l’article 53 concerne des substances actives approuvées au niveau européen, par exemple lorsque les Etats souhaitent déroger aux conditions ou restrictions de l’approbation initiale. Et dans la majorité des cas, les produits eux-mêmes sont déjà autorisés au niveau national, mais pour d’autres utilisations.
Conditions des dérogations pour « protéger » les cultures : le grand flou !
En pratique, ce type de dérogations est loin d’être limité aux cas réellement urgents comme le prévoit expressément l’article 53 dans son intitulé et les notions, trop vagues, de « circonstances particulières » et de « danger ». Ce sont ces deux hypothèses factuelles qu’il faut examiner en priorité. De plus, s’il est parfois effectivement justifié de pouvoir agir en urgence – en contournant exceptionnellement et temporairement la procédure d’autorisation ordinaire -, ce type d’autorisation doit être uniquement valable pour un usage limité et contrôlé, et si la production végétale menacée ne peut être protégée du danger par d’ »autres moyens raisonnables », c’est-à-dire d’autre méthodes ou produits alternatifs.
Le fait que les dérogations concernant les néonicotinoïdes soient fournies anticipativement en hiver – pour permettre le traitement des semences -, de manière systématique et en l’absence de preuve d’une réelle nécessité – attaque importante de pucerons, par exemple -, interroge. Le danger justifiant le recours à l’article 53 doit-il correspondre à une menace cyclique et répétitive ? Ou à un évènement irrégulier mais répétitif ? Doit-il forcément être imprévisible ?
La seule présence de ravageurs ne constitue qu’un danger hypothétique pour les cultures. Pour être réel, le danger doit être d’une certaine gravité puisqu’il doit « compromettre » la production végétale ou les écosystèmes. Et pas simplement l’affecter ou la gêner. C’est donc bien l’ampleur des dommages que les ravageurs sont susceptibles de causer sur les cultures qui devrait permettre d’évaluer un réel danger.
A ce titre, la Belgique pourrait s’inspirer de bonnes pratiques déjà mises en place chez certains de ses voisins. En Angleterre, par exemple, où la nécessité de recourir à des insecticides pour protéger les plants de betteraves sucrières est régulièrement réévaluée en fonction des dernières prévisions basées sur les observations météorologiques. Ainsi, une dérogation d’utilisation peut être préventivement accordée en automne et subordonnée à la probabilité qu’un certain pourcentage des parcelles de betteraves soit contaminé par le virus de la jaunisse. A l’approche de la saison, si les pronostics se situent en dessous de ce seuil, le produit n’est tout simplement pas autorisé.
Ainsi, les « circonstances particulières » exigées par l’article 53 devraient-elles couvrir les dangers prouvés scientifiquement, de manière indépendante – et donc pas uniquement sur les hypothèses alarmistes relayées par l’industrie – et avec un degré suffisant de certitude.
Les alternatives aux néonicotinoïdes existent !
C’est là que la notion de « moyens raisonnables » prescrite par l’article 53 prend tout son sens. Pour Nature & Progrès, l’existence de méthodes non chimiques de prévention ou de lutte est l’une des preuves flagrantes du caractère indûment favorable du régime dérogatoire tel qu’interprété par la Commission européenne et les Etats membres. D’autres méthodes existent et sont disponibles pour éviter une perte de rendement majeure de nature à compromettre la viabilité de la filière sucrière ! Les alternatives aux semences de betteraves sucrières traitées aux néonicotinoïdes sont diverses et leur efficacité sur les cultures repose sur la combinaison de plusieurs méthodes préventives. En 2018, 2019 et 2020, nos voisins français, anglais, néerlandais et allemands ont réussi à cultiver leurs betteraves sans déroger à l’interdiction européenne sur le thiaméthoxame, la clothianidine et l’imidaclopride. Le sucre bio de Tirlemont est d’ailleurs produit en Allemagne. La naissance d’une filière bio locale et belge en 2021 avec la coopérative Organic Sowers (ORSO) est également un indice qu’il est bel et bien possible de cultiver la betterave sucrière et de produire du sucre sans devoir traiter anticipativement les semences aux néonicotinoïdes.
La répétition des dérogations nationales à l’interdiction de néonicotinoïdes, et donc répondant a priori à un danger prévisible, devraient être conditionnées au développement d’alternatives aux pesticides chimiques de synthèse, au niveau des Etats membres. La justification d’un renouvellement ou d’une prolongation d’utilisation devrait être plus exigeante, et surtout conditionné à la mise en place de projets de recherches sur les alternatives. C’est du moins l’approche qu’a semblé défendre la Commission européenne devant les juges européens le 17 mars à Luxembourg. D’autant plus que la multiplication des recours aux dérogations sur base de l’article 53 s’inscrit dans un contexte de réduction du nombre de produits pesticides efficaces disponibles et de l’apparition accélérée de résistances aux produits existants. Pourtant, l’Etat belge se borne à nier l’existence d’alternatives efficaces pour le traitement des semences de betteraves sucrières aux néonicotinoïdes pour justifier l’octroi de dérogations en urgence à répétition. Selon le ministre belge de l’agriculture, il n’existe tout simplement aucun autre « moyen raisonnable » que le traitement des semences aux néonicotinoïdes pour lutter contre la jaunisse de la betterave. Mais les a-t-on vraiment bien cherchés ?
L’article 53 : un chèque en blanc donné aux Etats membres ?
Le recours des Etats membres à l’article 53 s’exerce actuellement sans réel contrôle des instances européennes. La CJUE pourrait donc également questionner l’effectivité de ce contrôle. La Commission européenne est restée bien passive face à la multiplication de ces dérogations d’urgence en Belgique et dans d’autres Etats membres. Le Règlement Pesticides l’autorise pourtant à interdire la prolongation ou le renouvellement d’une dérogation d’urgence ou ses conditions de prolongation ou de répétition ou encore à obliger un Etat membre de la retirer ou de la modifier.
Dans la pratique, si elle a quelques trop rares fois – et suite à un intense lobbying de la société civile -, interdit le renouvellement de certaines dérogations, la Commission européenne n’a jamais ordonné à aucun Etat, de retirer ou de modifier une dérogation d’urgence. Cette passivité de la part du principal gestionnaire de risque en charge des décisions d’approbation des substances actives est intrinsèquement liée à la procédure d’approbation impliquant les Etats membres. Celle-ci est finalement réduite à un simple compromis politique entre la Commission européenne et les Etats membres, permettant à la Commission de remplir son rôle en interdisant les substances les plus dangereuses, tout en fermant les yeux sur les dérogations nationales permettant la vente et l’utilisation de ces produits aux substances nocives qu’elle a elle-même interdites.
En conséquence, la procédure de dérogation d’urgence phytosanitaire, telle qu’interprétée par la Belgique et la Commission européenne, s‘apparente de facto à une espèce de chèque en blanc donné aux Etats membres. Pour Nature & Progrès, les conditions d’application se doivent d’être plus strictes pour assurer un niveau élevé de protection de l’environnement et de la santé humaine, comme le prévoit d’ailleurs le Règlement Pesticides.
Une graine enrobée de néonicotinoïdes : semence ou pesticide ?
Une semence enrobée de pesticides peut-elle être considérée comme un produit pesticide ? C’est en quelque sorte l’une des questions débattues devant la Cour de Justice de l’Union européenne. L’enjeu ici étant notamment de déterminer si la procédure d’autorisation d’urgence des produits pesticides s’étend ou non à la vente et à l’utilisation des semences enrobées avec ces mêmes pesticides. L’article 53 du Règlement Pesticides fait référence à la commercialisation de produits pesticides, et non aux semences traitées aux pesticides, sauf à considérer qu’une fois traitée, une semence deviendrait un produit pesticide. Cette disposition, qui encadre les dérogations d’urgence, n’a a priori pas été rédigée pour réglementer l’utilisation de semences traitées en agriculture. Bien que la législation européenne prévoie la libre circulation des semences traitées avec un pesticide autorisé, au même titre que les semences non traitées, la commercialisation des semences, d’une part, et l’autorisation de produits pesticides, d’autre part, relèvent de deux régimes juridiques distincts au niveau européen.
Si la procédure d’approbation ordinaire des pesticides peut aboutir à autoriser un produit destiné au traitement des semences, c’est bien ce produit qui est mis sur le marché et vendu à des entreprises qui vont, ensuite, traiter les semences pour, enfin, les commercialiser et les rendre accessibles aux agriculteurs. La procédure d’urgence – dérogeant à cette procédure ordinaire – ne devrait pas permettre, quant à elle, la vente et l’utilisation de semences traitées. La Belgique a d’ailleurs délivré des dérogations distinctes pour le traitement et l’enrobage des semences d’un côté, et le semis de ces semences traitées de l’autre.
Il est par ailleurs opportun de se demander si les dérogations d’urgence concernant les semences traitées, dont l’enrobage aux pesticides doit être anticipé plusieurs mois en amont, permet « un usage limité et contrôlé » de produits pesticides. Car contrairement à la pulvérisation – qui peut toujours être appliquée en dernier recours après observation directe des cultures et des premiers signes de maladie -, les semences traitées aux néonicotinoïdes ne peuvent être utilisées qu’en préventif. Les semenciers décident, plusieurs mois à l’avance, d’enrober les semences alors qu’il n’y a aucune information quant à la probabilité d’une invasion de pucerons : la fin de l’hiver peut être gélif, la présence d’insectes auxiliaires s’avérer suffisante, ou tout simplement les populations de pucerons être inexistantes. De même, l’utilisation de semences traitées empêche d’adapter le seuil de traitement à la présence d’auxiliaires prédateurs de pucerons : coccinelles, larves de syrphes, chrysopes, etc.
De nouveaux néonicotinoïdes…
Nature & Progrès continue et continuera de s’opposer ardemment à l’utilisation des nouveaux insecticides néonicotinoïdes. Le sulfoxaflor, homologué en 2015, présente, comme ses prédécesseurs, un grave danger pour les abeilles mellifères. Or il vient d’être autorisé, en urgence, par la Belgique pour une pulvérisation sur les cultures de betteraves sucrières au printemps et à l’été 2022. Le 28 mars, nous avons envoyé un courrier au ministre de l’Agriculture pour que la Belgique se positionne en faveur de l’interdiction du sulfoxaflor au niveau européen. Depuis, la Commission européenne a annoncé, en avril, qu’elle adopterait avant l’été une législation limitant l’utilisation de cette substance aux serres permanentes, comme ce fut le cas à l’époque pour le thiaméthoxame, la clothianidine et l’imidaclopride.