Le 30 novembre dernier, trois personnes se réclamant d’une « mobilité populaire et durable » (1) ont comparu, citées pour vol, devant le Tribunal correctionnel de Liège. Le jugement, rendu dès le 14 décembre, a bien reconnu une culpabilité concernant des faits de vol mais a surtout estimé que le droit à la liberté d’expression était, dans ce cas, clairement supérieur au préjudice. Il nous semble donc important de revenir sur ces faits. Qui étaient ces trois personnes, que voulaient-elles et quelles pourraient être les conséquences du verdict rendu ? Nous avons rencontré un des trois prévenus.
Par Dominique Parizel, rédacteur
« C’était en août 2022, se souvient Xavier Jadoul. Le peloton anti-banditisme de la police de Liège, passant par le rond-point du Val Benoît à Liège, aperçoit cinq individus, au pied d’un billboard – ces énormes panneaux publicitaires, très luxueux et rétro-éclairés, de douze mètres sur trois -, et en interpelle trois. Fouillant ensuite le véhicule d’une de ces trois personnes, les policiers y trouvent deux bâches publicitaires. Nous expliquons alors qu’il s’agit d’une action visant à questionner la fiscalité des voitures de société, menée conjointement à Liège, à Namur et à Bruxelles… »
Pendant près d’un an, la marque la plus vendue en Belgique vanta, en effet, les mérites d’un SUV (2) – alors vendu entre 96.000 et 144.000 euros ! -, mettant en avant le slogan : « 100% électrique, 100% déductible fiscalement » (3).
Clivage social pour climat unique
« Trop souvent, poursuit Xavier, les luttes écologiques et climatiques omettent de mettre en évidence l’aspect social des questions. Or on nous vendait, en l’occurrence, un récit – la grosse voiture électrique qui sauve l’humanité -, alors même que ces véhicules sont complètement inaccessibles pour la grande majorité des consommateurs. Cette dimension économique, totalement aberrante, nous avait beaucoup interpellés : nous trouvions d’une violence inouïe ces trente-six mètres carrés qui s’étalaient un peu partout à travers la ville, d’autant plus que, depuis de nombreuses années, les industriels concernés s’abstiennent soigneusement d’afficher le prix de ces bagnoles. Tout au mieux parlent-ils encore d’argent lorsqu’ils proposent des formules de leasing… Le prix et la masse de leurs véhicules seraient, en effet, deux éléments qui parleraient d’eux-mêmes, au sujet de la nature réelle du produit qu’ils vendent : il s’agit d’automobiles pesant entre 2,2 et 2,4 tonnes et qui ne transportent, la plupart du temps, que les nonante kilos de celui ou celle qui conduit ! Peut-on vraiment prétendre être utile d’un point de vue climatique et bénéficier, à ce titre, d’une déduction fiscale intégrale ? Cela nous avait paru extrêmement douteux… »
Précisons aussi que ces militants agissaient dans le cadre d’une action plus globale visant à interroger cette fiscalité abusive dont le seul critère était que le véhicule soit électrique, alors que – sans même questionner le modèle de la voiture de société -, d’autres critères – masse, puissance, hauteur de capot, etc. – devaient utilement entrer en ligne de compte dans le cadre d’une mesure de ce type. Rien qu’en matière de sécurité routière, l’Institut Vias a démontré, depuis lors, la dangerosité de ces véhicules, principalement à l’égard des usagers dits faibles (4). On n’évoque donc même pas ici la justice environnementale ou la justice climatique…
Gentrification du parc automobile
« En ce qui me concerne, précise encore Xavier Jadoul, il est de notoriété publique que je fais partie du collectif Liège sans pub – www.liegesanspub.be/ – mais ce n’était pas le cas des autres co-accusés. J’étais là pour prendre des photos car nous accordons une importance particulière au fait de bien visibiliser nos actions. Un communiqué de presse fut d’ailleurs envoyé, à l’époque, afin d’informer largement au sujet de nos motivations de fond, l’action étant menée, le même jour, à la même heure, dans trois villes différentes… Aucun média n’a relayé quoi que ce soit, ce qui en dit long sur le poids de la publicité dans leur fonctionnement. Un journaliste m’avait ainsi confié, à l’époque où la mention des émissions de CO2 devait être imposée sur les annonces – mais surtout une norme concernant la taille minimale des caractères d’imprimerie utilisés ! -, que la FEBIAC (Fédération Belge et Luxembourgeoise de l’Automobile et du Cycle) n’avait pas hésité à faire pression sur son rédacteur-en-chef, en le menaçant de retirer les publicités pour les voitures prévues dans son média ! Je tiens évidemment à préciser que je ne fais aucune fixation particulière sur le cas des SUV mais il est très clair que, si on regarde d’une manière générale l’évolution de la masse, de la puissance et de la hauteur de capot des véhicules mis sur le marché en Belgique, elles augmentent sans la moindre justification pertinente. Quelque chose comme 30% en vingt ans, concernant la masse… »
Force est donc bien de constater que nous assistons à une gentrification du parc automobile qui a clairement été créée de toutes pièces par le matraquage publicitaire, de telles évolutions ne répondant à aucune nécessité réelle. De plus, le système des voitures de société est, chez nous, un levier particulièrement pervers qui booste le commerce des véhicules neufs : la société qui achète désire défalquer un maximum et achète donc plus cher et sans besoins objectifs. Ces véhicules se retrouvent ensuite rapidement sur le marché de l’occasion qui en prolonge alors les surcoûts, en termes d’énergie, d’équipements, etc.
Le silence coupable des médias
« Nous avons toujours été très sereins par rapport au procès, poursuit Xavier. Nous espérons simplement que le verdict rendu stimulera le débat démocratique qui doit absolument avoir lieu dans la société civile, que notre mésaventure nourrira autrement l’imaginaire du public, en permettant aux gens de retrouver un peu de confiance pour mieux « faire société ». Plutôt que de l’étouffer par la pub, il faut dynamiser l’indispensable prise de conscience qui nous fera évoluer, collectivement, vers les solutions les plus pertinentes et les plus adéquates. Le plus cocasse, dans cette histoire, fut que ni le publicitaire, propriétaire des panneaux, ni l’annonceur lui-même, n’ont jamais exprimé un quelconque préjudice et ne se sont donc jamais portés parties civiles ! C’est uniquement le Procureur du Roi de Liège qui a souhaité nous poursuivre. Aucune enquête sérieuse n’a jamais été diligentée, tant sur l’origine exacte de ces deux bâches que sur les vraies raisons de leur présence là où elles ont été trouvées. Il est cependant extrêmement clair qu’en tant que citoyens, notre volonté fut toujours de questionner les choix politiques et industriels en termes de mobilité, ceux du tout-à-la-voiture principalement. J’ai personnellement créé le site Stop SUV – https://stopsuv.be/ -, il y a deux ans déjà, afin de militer pour une mobilité plus légère. J’avais, à ce titre, été l’invité de différents débats médiatiques auxquels la FEBIAC a toujours refusé de se montrer ; j’y fus opposé à des journalistes spécialisés qui allaient, au demeurant, plutôt dans le même sens que moi… »
Notons ici que, depuis quelques années, les actions antipub, si elles sont bien articulées et bien argumentées, sont plutôt bien relayées dans la presse. Sauf celles qui concernent les voitures, où le silence total est de mise, sauf peut-être à la RTBF… Une telle omerta médiatique a de quoi interpeller : alors qu’il s’agit d’un important choix de société, c’est véritablement le citoyen qu’on bâillonne ! Il semble donc légitime de chercher à retourner la responsabilité vers ceux qui ont créé une telle situation. Et il semble aujourd’hui, hélas, qu’il n’y plus d’autre solution que les tribunaux pour poser ce genre de questions.
Le juge : ultime recours du citoyen ?
Si, en l’occurrence, le juge souligna que ce procès n’avait évidemment rien de politique et se limitait au simple jugement d’un vol, les avocats de la défense soulignèrent, quant à eux, tous les enjeux du verdict. Rappelons ici que ce sont bien les ministres européens des transports, eux-mêmes, qui ont lancé, dès 1991, un appel pour interdire la publicité de véhicules inutilement lourds et puissants, et pour adopter une fiscalité cohérente avec les objectifs visés. Et voici où mène, trente-deux ans plus tard, les atermoiements d’un monde politique, incapable de faire le départ entre libéralisme économique et écologie (5).
Nature & Progrès mène le même type de combats, en matière de pesticides et d’OGM (Organismes Génétiquement Modifiés), et est progressivement amené aux mêmes extrémités. En témoigne notre action concernant les néonicotinoïdes (6) : le millefeuille institutionnel qui nous gouverne paraît aujourd’hui dans l’impossibilité de tirer les conséquences utiles de principes devenus incontestables – que ce soit en matière de mobilité ou de produits agricoles dont la toxicité est avérée -, abandonnant ainsi le terrain aux lobbies de toutes espèces et à la démagogie des populistes.
Appel au citoyen qui manifeste : sache tout de même que, depuis le jugement du 14 décembre 2023, ta liberté d’expression vaut infiniment plus que leur pollution publicitaire !
REFERENCES :
(1) Voir : www.proces-pour-une-mobilite-populaire-et-durable.be/
(2) L’acronyme SUV désigne, en anglais, le « Sport Utility Vehicle« , un type de véhicules qui ne sont, en réalité, ni sportifs, ni utilitaires mais juste plus gros, plus lourds, plus puissants et plus rapides. Et qui consomment, par conséquent, nettement plus qu’un véhicule ordinaire, accroissant aussi le risque d’insécurité pour les usagers plus faibles.
(3) Les voitures de société « sans émissions » – 100 % électriques, à hydrogène avec pile à combustible -, sont déductibles à 100 % fiscalement si elles sont commandées avant le 31 décembre 2026.
(4) Lire : www.vias.be/fr/recherche/publications/briefing-suv-s-en-verkeersveiligheid/
(5) Lire l’analyse faite par le GRACQ : www.gracq.org/actualites-du-velo/verdict-du-proces-pour-une-mobilite-populaire-et-durable
(6) Voir notamment nos analyses n°13 et n°18, de l’année 2023.