En l’absence de majorité qualifiée, la Commission européenne a annoncé, sans la moindre ambiguïté, qu’elle renouvelle l’autorisation du glyphosate pour une durée de dix ans. Pourtant, une nette majorité d’Européens s’était opposée à cette proposition. À six mois d’élections pourtant capitales pour l’Union, où est passée la démocratie ? Dans la foulée des réactions que suscite la déclaration de renouvellement de la Commission, il serait sans doute judicieux de revoir le schéma législatif en la matière et d’y insérer davantage de démocratie, dès lors qu’il s’agit de décisions touchant d’aussi près la santé et l’environnement des Européens.
Par Virginie Pissoort, chargée de plaidoyer
La représentation citoyenne au niveau de l’Europe est assurée par le Parlement européen. Cette assemblée regroupe 705 députés élus au suffrage universel direct. Où était donc le Parlement lorsque fut prise la décision de ré-autoriser le glyphosate ? Il était tout simplement absent du processus ! L’approbation d’une substance active est considérée comme un acte d’exécution et non un acte législatif à proprement parler. C’est donc sur base d’une proposition de la Commission européenne que les Etats membres – réunis au sein de la SCOPAFF, Comité permanent des végétaux, animaux, denrées alimentaires et alimentation animale – ont dû se prononcer. Pour trancher pour ou contre le texte, il était nécessaire de rassembler au moins 15 pays représentant minimum 65 % de la population. Cette majorité n’ayant pas été obtenue, la balle est revenue dans le camp de la Commission.
Contexte d’une décision scandaleuse
L’absence de consensus des Etats membres, traduisant un réel malaise, n’a pas fait reculer la Commission Européenne. Elle a annoncé, sans la moindre ambiguïté, qu’elle renouvellerait le glyphosate pour dix ans (1). Aussi choquant que cela puisse paraître, elle est bien mandatée pour le faire ! Sur le plan purement juridique – si on laisse de côté le respect du principe de précaution qui continue à poser question -, l’instance la plus technocratique et la moins démocratique de l’Union Européenne qu’est la Commission est bel et bien habilitée à décider du renouvellement du glyphosate sur l’ensemble du territoire, alors que dix États membres, représentant 58,3 % de la population, ne se sont pas prononcés en faveur du renouvellement lors du vote en Comité d’appel. Pourquoi exiger une majorité qualifiée au sein de la SCOPAFF si une majorité simple suffit finalement à la Commission pour avancer seule ?
Pour les associations de défense de l’environnement et de la santé, pour la société civile – et pour la société tout court -, l’effroi est généralisé, la perte de confiance totale. Les Européens étaient largement opposés au renouvellement du glyphosate. Un sondage de l’IPSOS, réalisé dans six États membres, a notamment monté qu’une majorité écrasante de la population – 62 % – était contre et que près d’un quart était sans opinion (2). Mais l’Europe n’en a cure : elle fait la sourde oreille, met ses œillères ! Plus rien ne peut la faire frémir, pas même les nouveaux résultats d’une récente étude du Global Glyphosate Institute (3) démontrant, à la suite d’expériences sur des rats, les liens alarmants existant entre l’exposition au glyphosate et le développement de leucémies, dès le plus jeune âge. Ni même les courriers adressés par 291 scientifiques demandant à l’Europe de retirer sa proposition (4). Elle fonce, tête baissée…
Pas de domaines de préoccupation critique selon l’EFSA
Affirmant, en date du 16 novembre, qu’elle renouvellera le glyphosate pour dix ans, la Commission ajoute : « La recherche sur le glyphosate s’intensifie. On peut s’attendre à de nouvelles découvertes sur les propriétés du glyphosate en matière de protection de la santé humaine et de l’environnement. Si des éléments indiquent que les critères d’approbation ne sont plus remplis, une révision de l’approbation au niveau de l’UE peut être lancée à tout moment et la Commission prendra immédiatement des mesures pour modifier ou retirer l’approbation si cela est scientifiquement justifié. »
La Commission anticipe-t-elle un éventuel retour de manivelle ou tente-t-elle juste de calmer la bête et de tromper l’ennemi, en montrant vigilance et engagement ? L’avenir nous le dira. Le rapport préalable de l’EFSA (Agence Européenne pour la Sécurité Alimentaire) (5), même s’il concluait à l’absence de domaine critique de préoccupation offrant ainsi un blanc-seing à la Commission, pointait tout de même un certain nombre de lacunes dans les études et les rapports qu’il citait, concernant entre autres les risques en termes de consommation pour les humains, les impuretés, les risques pour les petits mammifères herbivores, pour les espèces aquatiques non ciblées, etc. (6) Il identifiait aussi des informations manquantes, comme un test des comètes in vivo sur les organes pertinents qui aurait été utile dans l’examen de la génotoxicité du glyphosate (7). De là à conclure qu’il y avait bien « des domaines de préoccupation critique » au vu de toutes ces incertitudes, il n’y avait qu’un pas que l’EFSA a décidé… de ne pas franchir ! Tout au plus, forte de ces nombreux éléments, la Commission interdit-elle l’usage du glyphosate pour les pratiques de dessication permettant de contrôler le moment de la récolte et propose-t-elle des restrictions… (8)
La patate chaude revient chez les États membres
On mesure ici le courage politique de la Commission : elle décide puis lance la patate chaude dans la cuisine des États membres, les invitant à mettre en place des mesures pour circonscrire et contrôler l’utilisation du glyphosate ! Hypocrisie ou jeu de dupes ? La Commission « recommande », dans sa communication post-Comité d’appel (9), que les États membres veillent, par exemple, à la mise en place en place de bandes tampons de cinq à dix mètres pour éviter la contamination de champs proches, ainsi qu’à l’utilisation d’équipements pour réduire la dérive en pulvérisation d’au moins 75 % !
Elle recommande mais, dans la foulée, elle ouvre aussi une brèche. Compte tenu, en effet, du fait que toutes les autorisations nationales doivent être réexaminées à la lumière des conditions et des restrictions fixées dans le renouvellement de l’approbation, elle précise que les États membres peuvent restreindre leur utilisation au niveau national ou régional, s’ils le jugent nécessaire, sur la base des résultats des évaluations des risques, en particulier en tenant compte de la nécessité de protéger la biodiversité.
Et la santé ? C’eût bien sûr été scier la branche sur laquelle elle était assise que de nommer clairement la santé ! Mais qu’importe finalement car, ce faisant, la Commission ouvre grand la porte aux États membres pour sortir du glyphosate, au niveau national ou régional.
Et le principe de précaution ?
« Si on laisse de côté le principe de précaution« , écrivions-nous plus haut… Revenons-y justement. Inscrit dans le traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne, à l’article 191, ce principe vise à donner préséance à la protection de la santé et de l’environnement, s’il existe une incertitude scientifique sur les risques d’une politique ou d’une mesure. Ainsi, par une décision du 4 octobre 2023, le tribunal de l’Union a-t-il rappelé que ce principe s’applique également dans la phase d’évaluation des risques : « une application correcte du principe de précaution présuppose, notamment, une évaluation complète du risque pour la santé fondée sur les données scientifiques disponibles les plus fiables et les résultats les plus récents de la recherche. Lorsqu’il s’avère impossible de déterminer avec certitude l’existence ou la portée du risque allégué en raison de la nature insuffisante, non concluante ou imprécise des résultats des études menées, mais que la probabilité d’un dommage réel pour la santé humaine persiste dans l’hypothèse où le risque se réaliserait, le principe de précaution justifie l’adoption de mesures restrictives. » (10).
C’est bien sur base de ce principe, entre autres, que notre partenaire, Pesticide Action Network Europe, Générations Futures et d’autres organisations ont décidé d’attaquer la décision de la Commission concernant le renouvellement de l’autorisation du glyphosate (11). Nature & Progrès soutiendra évidemment cette action auprès de la justice européenne et ne manquera pas de communiquer sur l’évolution de cette procédure. Mais d’autres pistes existent…
Quelles pistes, au niveau national, pour tourner le dos au glyphosate ?
En Allemagne, le ministre écologiste de l’Agriculture a, d’ores et déjà, annoncé qu’il examinerait toutes les voies légales pour interdire le glyphosate dans son pays ! Le Luxembourg avait déjà agi en ce sens, en interdisant le glyphosate sur son territoire et cette décision avait été contestée, devant les tribunaux, par Bayer qui l’avait emporté mais davantage pour des raisons de procédure que de légalité sur le fond.
Puisque les autorisations nationales de tous les produits à base de glyphosate doivent être réévaluées à la lumière des nouvelles conditions et restrictions, et en particulier en prenant en compte la nécessité de sauvegarder la biodiversité, Nature & Progrès et ses partenaires suivront de très près les processus administratifs de révision des autorisations nationales. Notre conviction est claire : la protection de la biodiversité et de la santé l’emportera toujours !
Signalons, à un autre niveau, l’exemple particulièrement intéressant de la commune d’Attert, dans le Sud du Luxembourg. Son bourgmestre, Josy Arens, a fait voter par le Conseil communal l’interdiction de l’utilisation du glyphosate sur la commune ! Pourquoi les communes wallonnes et bruxelloises ne s’inspireraient-elles pas de cette initiative ? Nature & Progrès l’avait jadis proposé pour les cultures d’OGM : cela donnerait un signal éclairant à nos responsables politiques ! Rappelons qu’en Belgique, le Fédéral est compétent pour l’autorisation des produits phytosanitaires et le Régional pour leur utilisation. La Région wallonne est donc également libre d’agir. Qu’on se le dise !
REFERENCES
(2) Voir : www.pan-europe.info/press-releases/2023/09/european-citizens-support-eu-ban-glyphosate
(3) Voir : https://glyphosatestudy.org/
(5) Voir : https://www.generations-futures.fr/actualites/glyphosate-avis-efsa/
(6) Pour lire ce rapport : https://open.efsa.europa.eu/study-inventory/EFSA-Q-2020-00140
(7) Sur les alertes lancées par la recherche médicale, lire :
www.generations-futures.fr/wp-content/uploads/2023/09/rapport-glyphosate-inserm-efsa.pdf
(8) Ceci concerne :
– la fixation de limites maximales pour cinq impuretés présentes dans le glyphosate, c’est-à-dire dans le matériau fabriqué ;
– l’obligation pour les États membres d’accorder une attention particulière à des aspects spécifiques lors de l’évaluation des risques – par exemple, la protection des petits mammifères herbivores, tels que les campagnols, et des plantes non ciblées, telles que les fleurs sauvages – et de définir des mesures d’atténuation des risques afin de garantir la protection des organismes non ciblés et de l’environnement ;
– la fixation de doses d’application maximales à ne pas dépasser, à moins que les résultats de l’évaluation des risques entreprise pour les utilisations spécifiques, pour lesquelles l’autorisation est demandée, ne démontrent qu’une dose plus élevée n’entraîne pas d’effets inacceptables sur les petits mammifères herbivores ;
– l’obligation pour le demandeur de soumettre des informations sur les éventuelles incidences indirectes sur la biodiversité dans un délai de trois ans à compter de la mise à disposition d’un document d’orientation approprié.
(9) La Commission a annoncé, à l’heure où nous rédigeons, sa ré-approbation du glyphosate et les mesures qui l’ »encadreraient » mais le document règlementaire n’est pas encore officiellement publié.
(10) Voir : www.actu-environnement.com/droit/jurisprudence/tribunal-de-l-union-europeenne-04-octobre-2023-n.html
(11) Voir : www.pan-europe.info/press-releases/2023/11/ngos-challenge-glyphosate-re-approval-eu-court