Plus que jamais d’une brûlante actualité, la question des semences vient de faire l’objet d’une thèse de doctorat auprès du Département des Sciences et Gestion de l’Environnement de l’Université de Liège. Cette thèse s’intitule « Construction d’une demande de justice écologique. Le cas des semences non-industrielles. » Nous avons eu l’occasion de nous entretenir avec son auteur, Corentin Hecquet, qui évoque les effets du verrouillage du système semencier, sur l’agriculture biologique notamment…
Propos recueillis par Dominique Parizel
Introduction
Que nous dit-il ? Qu’en matière de semences végétales, le cadre réglementaire européen impose une norme de standardisation dite DHS, pour distinction – homogénéité – stabilité, indispensable pour inscrire la semence concernée au catalogue qui autorise sa mise sur le marché. Ceci concerne essentiellement l’industrie semencière car, malgré l’instauration d’un régime dérogatoire, peu de praticiens de la « biodiversité cultivée » enregistrent aujourd’hui leurs variétés. La thèse envisage donc quatre cas d’étude – BioNatur (Brésil), Semailles (Belgique), Kokopelli (France), et Kaol Kozh (Bretagne – France) – montrant les stratégies variées et parfois même opposées que développent ces praticiens – ambiguïté, essaimage, désobéissance, contournement… – afin de mettre en circulation leurs semences et de rendre visibles leurs revendications face à l’injustice générée par la DHS. Par manque de reconnaissance et d’ouverture à la participation, tout leur travail formule une véritable demande de justice écologique. Leurs stratégies ne déverrouillent pas le système semencier conventionnel mais, conclut Corentin Hecquet, l’effritent tout de même considérablement…
Le verrouillage du système semencier
« Les arbres fruitiers n’ont pas connu le même verrouillage législatif que les potagères et les céréales, explique Corentin ; les questions que j’aborde concernent donc exclusivement les potagères. J’ai toujours eu l’intuition que ce verrouillage parlait de notre société, des parallèles très simples pouvant être tentés avec la question de la diversité sociale, de la diversité humaine, toutes les questions de cadrages et de standards… Il est possible de risquer de nombreuses comparaisons, depuis le système éducatif jusqu’au standards d’ameublement, etc. Quelle place laisse-t-on encore au droit à être différent ? Je ne crois pas le moins du monde, concernant les potagères, à quelque grand complot ourdi par le système semencier mais plutôt à l’accumulation, à la sédimentation d’un ensemble d’éléments socio-historiques. Les sédiments, au fil du temps, créent un certain type de sol ; dans le cadre de la semence potagère, nous aboutissons, métaphoriquement parlant, à un sol extrêmement asséché.
Après la Deuxième Guerre mondiale, la modernisation de l’agriculture et de l’ensemble du système agricole fut financée, entre autre, par les Etats ; en France, l’INRA poursuivit la question de l’amélioration variétale en se référant à la définition de la « bonne semence » qui dut se conformer à la fameuse norme DHS. Si l’on se réfère à la valeur taxonomique la plus basse qui est la variété – par exemple, une pomme de terre ‘Belle de Fontenay’ ou une pomme de terre ‘Cwène di gâte’, une tomate ‘Cœur de bœuf’ ou une tomate ‘Green Zebra’ -, une variété doit toujours être clairement distincte d’une autre variété. La grande majorité des maraîchers et des jardiniers ne verront aucun problème à cela : s’il est marqué ‘Green Zebra’ sur le paquet de semences qu’ils ont acheté, c’est qu’ils ont envie d’obtenir une ‘Green Zebra’ et pas une ‘Cœur de bœuf’… La question de l’homogénéité, par contre, crée évidemment un problème aussitôt qu’on parle de biodiversité : il s’agit du fait qu’au sein de la variété, tous les individus doivent être identiques, aussi bien sur la plante que sur le fruit. Il s’agit d’une description poussée du phénotype – on regarde l’écart entre les feuilles, leur couleur, le type de tige, etc. -, d’un véritable formatage, d’une standardisation. La stabilité enfin – et c’est un autre point de tension – est le rêve d’Hibernatus : on vous congèle pendant cent ans, vous réapparaissez et tout va bien… On s’obstine ainsi à ignorer, ou à nier, que vous n’êtes plus adapté à votre nouveau milieu. La stabilité est donc l’idée que la variété sera absolument identique, dans cinq, dix, vingt ou cinquante ans… »
La possibilité de critères différents
« Pour pouvoir circuler entre deux professionnels, poursuit Corentin Hecquet, toute semence doit être inscrite au Catalogue officiel. Ce registre des « bonnes semences » est donc le premier outil du verrouillage, et la conséquence de cela est la création d’un marché qui pose la question de la rémunération. Apparaît donc le deuxième outil du verrouillage, le certificat d’obtention végétale (COV), stabilisé depuis les années soixante, qui permet à celui qui a développé une variété – l’obtenteur – d’obtenir des royalties chaque fois que sa semence est vendue. Basés sur la DHS, le catalogue, qui verrouille l’accès, et le COV, qui verrouille la rémunération, créent un marché captif rémunérateur. Pour les céréales, s’ajoute la VATE – valeur agronomique, technique et environnementale – qui doit démontrer que la variété proposée est plus intéressante que ses prédécesseurs.
Le verrouillage du système crée donc de l’exclusion car les semences qui ne sont pas DHS sont ipso facto bannies, comme celles qui sont issues de sélections in situ, année après année au niveau du champ. Nous parlons ici de sélection massale, de la création de populations au sein desquelles sont prélevés des individus pour les ressemer. Ce type de sélection, effectuée par des praticiens – des paysans, des agriculteurs, des jardiniers… -, travaille sur base de critères de sélection différents. Si on veut, par exemple, prolonger la saison, on recherchera des plantes précoces ou tardives… En réalité, ces praticiens conservent un potentiel d’adaptabilité. L’observation nous apprend que les formes organiques sont plus en rondeur mais la pensée rationnelle nous impose des formes ayant des angles droits : c’est l’histoire de l’œuf cubique qui serait tellement plus aisé à commercialiser ! On n’imagine pas le « manque à gagner » qu’il y a à manipuler les œufs tels qu’ils sont… Mais ce qui fait exister un œuf, c’est précisément cette forme incroyable qui n’est pas un paramètre du marketing, lequel ne pense qu’à la gestion de l’espace. Il ne s’agit donc pas d’opposer deux types de réalités mais simplement d’admettre leurs existences conjointes et de comprendre comment l’une et l’autre fonctionnent. Or le verrouillage du système semencier exclut arbitrairement un type de semences, un type de pratiques – la sélection en champs, année après année, et l’échange entre praticiens des variétés – et surtout un type de personnes avec leur identité… Ce verrouillage est donc ressenti comme une grave injustice car ce qu’ils font est utile et légitime mais n’est pourtant pas pris en compte.
Aujourd’hui, plus de 90% des produits bio concernés par les potagères sont issus de semences hybrides. Un hybride est le croisement de la sélection de deux lignées pures. L’effet hétérosis fait que ce croisement accroît la productivité mais, quand on recroise deux hybrides ensemble – c’est le principe de Mendel -, on retrouve des caractères des parents, des grands-parents et des lignées supérieures. Le problème n’est donc pas qu’on ne puisse pas reproduire des hybrides mais plutôt que le résultat obtenu ne correspond pas à la variété hybride de départ. Les hybrides sont donc un complément du verrouillage qui fait qu’un producteur doit racheter, chaque année, la semence à son fournisseur… »
Critique du verrouillage
« Deux critiques apparaissent par rapport au verrouillage, explique Corentin Hecquet, elles sont elles-mêmes en tension. Il y a, d’une part, une critique venue des biotechnologies qui engendrent notamment le développement des OGM ; elle est orientée vers le brevet qui restreint encore les droits. La législation européenne stipule, en effet, qu’on ne peut pas attribuer de brevets sur le vivant mais précise, à l’alinéa juste en-dessous, qu’il peut y en avoir sur la manière de montrer la présence de certaines caractéristiques, sur des valeurs taxonomiques toutefois supérieures à celle de la variété. Du coup, on octroie aujourd’hui des brevets sur le vivant ! Le site https://www.no-patents-on-seeds.org/ est très actif à ce sujet. Le brevet est très restrictif car, avec le COV, un obtenteur pouvait utiliser gratuitement une autre variété d’un de ses collègues, tandis que le brevet est un droit intellectuel qui menace énormément de choses…
D’autre part, on trouve, depuis les années 2000, une critique émanant des semences non-industrielles, la crise des OGM ayant constitué un événement très fédérateur d’où émergea la proposition nouvelle de défendre des semences hétérogènes, même si leurs populations présentent une certaine forme d’homogénéité. Ces variétés s’adaptent aux conditions qu’elles rencontrent et il est donc possible de travailler comme on le faisait du temps de nos grands-parents. En agriculture, une génération a sauté qui a cru à la modernité et a laissé se perdre un certain nombre de pratiques. La critique relative aux OGM, a donc contribué à forger, à renforcer une nouvelle identité paysanne. Ces questions sont récentes et les rares acteurs belges concernés étaient affiliés au réseau français, le Réseau Semences Paysannes – www.semencespaysannes.org. L’idée d’une structuration locale n’a donc, chez nous, pas plus de cinq ans ; c’est comme cela qu’est né le Réseau Meuse-Rhin-Moselle auquel participe Nature & Progrès…
Justice écologique
« En tant que sociologue, poursuit Corentin Hecquet, j’ai donc observé comment, vivant une injustice, ces nouveaux praticiens organisent malgré tout la distribution de leurs semences, comment ils réclament surtout justice par le biais même de leurs pratiques. S’ils ne le disent jamais explicitement, j’ai vu combien cette demande de justice écologique les rassemble. Il ne s’agit pas de justice environnementale qui consiste à adopter des mesures et des normes favorables à l’environnement mais bien de justice écologique qui rajoute des droits aux droits, posant même la question de l’inclusion des non-humains dans les questions de droit. Elle a quatre dimensions : celle de la distribution des biens et des maux environnementaux, celle de la reconnaissance, celle de la participation et celle de l’expérimentation. Me paraît essentielle, s’agissant de semences, l’articulation entre la reconnaissance – tant l’identité même des nouveaux acteurs de la semence n’est pas reconnue – et la participation – car il n’y a actuellement aucune ouverture pour la définition de ce qu’est une « bonne semence ». Ou, plus encore, de ce que sont des bonnes semences, le pluriel représentant mieux encore l’indispensable diversité… Par leurs pratiques, ces nouveaux acteurs de la semence montrent qu’il y a d’autres manières de la produire que l’industrie et d’autres réseaux pour la mettre en circulation que l’économie de marché. Une telle approche crée de la complexité mais, de nos jours, il ne faut surtout pas faire l’autruche face à la complexité qui est une chose difficile mais passionnante.
L’idée, en potagères, ne serait évidemment pas que tout le monde fasse les semences de tout. Et c’est bien ce qui impose l’idée de réseau, assorti d’un système de répartition de la production entre semenciers et maraîchers. Il y a beaucoup trop de risques à vouloir tout faire : s’épuiser soi-même, faire de mauvais croisements qui ne permettent pas de conserver les variétés, oublier d’une répartition en différents points d’ancrage est la meilleure garantie qu’une perte éventuelle puisse toujours être compensée par ce qui est conservé ailleurs… Il peut y avoir une source, ou une multi-source, mais jamais de centre dans un réseau. La présence de coordinations est, par contre, très importante mais hélas, ces structures sont difficiles à financer car il n’y a ni véritable projet ni objectif économique. Or ce qui est structurel est de moins en moins soutenu, c’est la dure réalité d’un nombre croissant d’associations. »
Interroger davantage notre rapport au vivant
« La justice écologique montre combien notre rapport au vivant doit changer, souligne Corentin Hecquet, en permettant de sortir des oppositions entre nature et société. L’être humain est toujours partie prenante du tout ; tous, nous avons donc intérêt à chercher des collaborations même si nos « lignes politiques » semblent diverger. Un de mes cas d’étude montre des maraîchers collaborant sur base de principes communs – des semences appartenant au collectif avec une gestion par les usagers – mais qui ne s’empêchent d’avoir des réalités et des contraintes différentes en termes de commercialisation : circuit court, circuit long ou vers des restaurateurs… Ces contraintes les amènent éventuellement à sélectionner sur base de critères différents. Tous partent de la même souche mais la valorisent, le cas échéant, d’une autre manière en fonction de la demande qui leur est formulée. Trop souvent, ces réalités opposées sont sources de conflits alors que ce qui les rassemble est le refus des hybrides, la réappropriation de pratiques et surtout la volonté de favoriser la biodiversité cultivée. Il faut pouvoir identifier l’enjeu qui est le plus important et définir les stratégies qui vont de pair, même s’il y a toujours des limites à ne pas franchir et des débats à nourrir. L’articulation entre reconnaissance et participation a permis l’émergence d’un public qui est devenu acteur de la situation. Grâce à lui et à la publicisation qu’il donne à la question, celle-ci peut monter à l’agenda politique. Il y a aujourd’hui un véritable enjeu sur la biodiversité cultivée mais elle n’est pas à l’agenda politique alors qu’elle constitue pourtant une réponse potentielle à d’autres questions qui le sont, comme le changement climatique.
Quant au consommateur membre de Nature & Progrès – souvent quelqu’un qui a une pratique de culture bio dans son propre jardin -, il devrait questionner davantage ceux qui lui fournissent son alimentation, sur la question des hybrides, par exemple, sur celle de l’origine des semences des légumes qu’on lui vend… S’agissant du vin qu’ils boivent, les consommateurs veulent souvent connaître le cépage mais, concernant les légumes, beaucoup ignorent qu’il existe, par exemple, des variétés de courgettes… Moi-même, je ne soupçonnais pas, avant de commencer ma thèse, que la proportion de semences hybrides était si importante en bio. Il y a donc un débat essentiel à avoir sur la provenance de la vie, et donc de la semence, sur notre rapport au vivant. Alimenter le déverrouillage, c’est d’abord créer du débat, en relation avec les pratiques nouvelles… Car la pratique est essentielle ! »