L’eau : une ressource précieuse soumise à de nombreuses pressions. Face aux multiples défis à relever pour améliorer sa qualité et sa disponibilité auprès de tous les vivants, l’hydrologie régénérative est une discipline innovante misant sur de bonnes stratégies d’aménagement des territoires. Cette approche, à rebours de la logique « d’adaptation », creuse son sillon en Wallonie après avoir fait ses preuves dans plusieurs pays.
Par Claire Lengrand, rédactrice, et Sylvie La Spina, rédactrice en chef
En 2023, nous avons « officiellement » franchi la sixième limite planétaire sur les neuf définies par le Stockholm Resilience Centre : le cycle de l’eau douce. Il comprend « l’eau bleue », celle qui s’écoule dans les cours d’eau, les lacs et les nappes en direction de la mer, et « l’eau verte », puisée dans les sols par la végétation et en partie renvoyée à l’atmosphère par évapotranspiration[1], contribuant à 60 % des précipitations.
Des cycles perturbés
Hausse des températures, artificialisation des sols, pollution générée par les activités industrielles et agricoles sont quelques-unes des causes participant à la détérioration des cycles de l’eau. En atteste le dernier Diagnostic environnemental de la Wallonie concernant l’état des masses d’eau. Les sécheresses saisonnières, de plus en plus fréquentes, impactent notamment les milieux aquatiques tandis que les épisodes pluvieux de forte intensité perturbent les cours d’eau, provoquant une forte érosion ainsi que la perte de nombreuses espèces animales et végétales.
Pour autant, aussi inquiétante la situation soit-elle, rien n’est (encore) irrémédiable : des solutions existent. Parmi elles, l’hydrologie régénérative a récemment été mise en avant en Wallonie. Du 8 au 12 avril 2024, cinq passionné∙es engagé∙es à des degrés divers dans des projets et du conseil liés à l’agroécologie, la permaculture et l’hydrologie régénérative ont organisé un cycle de conférences et des rencontres de terrain autour de cette pratique émergente.
Ralentir, infiltrer, stocker et évapotranspirer
Mais de quoi s’agit-il ? Si le terme « hydrologie régénérative » est assez récent, son origine remonte aux années 1950 avec la création du Keyline Design par Percival Alfred Yeomans, un agriculteur et agronome australien. Cette pratique agricole consiste à analyser la topographie d’un paysage afin d’identifier les courbes de niveaux d’eau et de l’organiser suivant plusieurs facteurs (climat, relief, nature du sol, etc.). Le but étant de mieux répartir les eaux de ruissellement, de limiter l’érosion des sols tout en rendant la terre plus fertile et les écosystèmes plus résilients.
Cette pratique s’est, depuis, élargie pour devenir l’hydrologie régénérative, « la science de la régénération des cycles de l’eau douce par l’aménagement du territoire » selon la définition donnée par l’association française Pour une hydrologie régénérative, créée en 2022 à la suite des épisodes de sécheresse extrême dans la Drôme et partout en France. Cette science s’appuie sur le triptyque eau-sol-arbre et repose sur quatre principes : ralentir le cycle de l’eau, favoriser son infiltration pour mieux la stocker et ainsi permettre son évapotranspiration. « L’idée est de recréer des paysages type bocagers (…), créer des points humides, mais aussi réhydrater les points secs, et stimuler le tout avec un sol vivant qui sera plus à même d’absorber et d’infiltrer l’eau de pluie », explique l’ingénieure hydrologue Charlène Descollonges dans une interview accordée au collectif Aquagir.
Un système vertueux
Pour Thierry André, l’hydrologie régénérative fut une révélation. Assureur pendant plus de 25 ans, il a lancé, début 2023, avec deux autres personnes, à Haut-Ittre, le projet Agrécolibre : une activité mêlant élevage de poules pondeuses en pâturage tournant et production bio de fruits, en expérimentant l’agroforesterie syntrophique. C’est lors d’une formation en Keyline Design qu’il s’est rendu compte des bienfaits de cette approche permettant, selon lui, « d’associer la réflexion plutôt que de dissocier, d’intégrer plutôt que de séparer. » Cette dernière se différencie de la logique d’adaptation, qui se traduit notamment, avec la montée des températures, par la plantation de variétés tropicales. « Avec l’hydrologie régénérative, on garde les plantes indigènes et on fait en sorte qu’elles puissent bien pousser », déclare Thierry. Ainsi, l’aménagement du terrain a mûrement été réfléchi : « Pour le pâturage, on a fait une ligne d’arbres en dehors de la courbe de niveau et en tenant compte du creux entre le verger et la partie cultivée. Il y aura des baissières (fossés conçus pour stopper et infiltrer l’eau) à plusieurs endroits, des haies plantées à certains niveaux avec des séparations pour avoir des surfaces plus ou moins équivalentes. »
Ces ouvrages, lorsqu’ils sont bien pensés, offrent de multiples avantages, comme une meilleure productivité, même en période de forte chaleur. « Quand les températures sont trop élevées, beaucoup de plantes arrêtent leur photosynthèse. Elles cessent alors de produire, ce qui peut être catastrophique au niveau économique », rappelle Thierry. Or, « le fait de jouer sur le trio eau-sol-arbre permet de réguler les températures », soulève Nathalie Wathelet, conseillère-facilitatrice en permaculture et « exploratrice des systèmes régénératifs ». Par ailleurs, en densifiant la végétation, clé de voûte de l’hydrologie régénérative, on augmente la part de matière organique dans le sol, ce qui améliore la capacité de rétention d’eau de ce dernier. Résultat : « Les plantes vont mieux pousser, le sol sera mieux structuré, les nappes seront mieux rechargées », énumère Thierry André, qui ajoute que les différents aménagements créés « multiplient les types d’habitats qui vont profiter tant à la micro qu’à la macrofaune. »
Pour Nathalie, l’hydrologie régénérative est « un système vertueux qui bénéficie à beaucoup d’espèces. » « La santé du sol, c’est celle de la plante, de l’animal qui la mange mais aussi la nôtre. Une chose qui traverse tout : c’est l’eau », abonde Thierry. « En favorisant l’évapotranspiration sur son terrain, on a une influence sur les petits cycles de l’eau, et donc chez ses voisins proches ou lointains », avance Christophe Nothomb, ingénieur en eau et assainissement, et qui, depuis plusieurs années, accompagne des porteurs de projet agricole dans leur gestion hydrique. Gardons néanmoins ceci à l’esprit : l’hydrologie régénérative s’apparente davantage à une méthode qu’à une formule magique. Loin du dogme, elle emprunte ses principes à plusieurs écoles : permaculture, agroforesterie, agriculture de conservation des sols, etc. Les spécialistes mettent donc en garde : il faut impérativement s’adapter au contexte local, en fonction des besoins et du projet que l’on souhaite développer.
Passer de l’échelle individuelle à l’échelle collective
Pour l’heure, en Wallonie, seule une poignée d’acteurs et d’actrices privé∙es ont adopté l’hydrologie régénérative. L’objectif poursuivi à travers la création d’une association belge est de faire davantage connaître cette science, tant auprès du grand public qu’au sein des différentes institutions. Et ce afin de « mutualiser les connaissances », « créer des convergences » mais aussi « faire évoluer les mentalités ».
Car face à la détérioration des cycles de l’eau, il y a urgence à modifier en profondeur nos paysages et nos pratiques. « Il faut remettre un maximum de vie dans le sol, de barrières naturelles vivantes dans le parcellaire agricole et dans le bassin versant pour limiter les risques d’inondations », explique Christophe Nothomb. Et d’ajouter : « En gardant l’eau le plus haut possible dans le bassin versant, on favorise le remplissage des nappes. Celles-ci vont alimenter petit à petit les rivières, ce qui permet de passer de longues périodes sèches. » Par son approche structurelle et systémique, l’hydrologie régénérative pourrait aider à répondre à ces enjeux : « Les solutions pour la sécheresse tout comme le trop plein d’eau sont quasi les mêmes », soutient l’ingénieur, pour qui nous avons « la capacité d’influencer la manière dont vit l’écosystème malgré le dérèglement climatique, à travers une réflexion sur l’aménagement du territoire. »
L’équipe belge, accompagnée de scientifiques, va bientôt se rendre en Slovaquie. Là-bas, le gouvernement a instauré un plan de restauration sur une période de dix ans dans la région de Kosice afin de lutter contre les inondations, en expérimentant les principes de l’hydrologie régénérative. L’occasion de récolter les expériences de terrain, afin de s’en inspirer et voir comment implémenter ces pratiques en Wallonie.
Une nouvelle vision à essaimer
N’avons-nous pas trop souvent considéré l’eau comme une ressource illimitée ? Ne l’avons-nous pas négligée, à travers les pollutions que nous émettons et les politiques d’aménagement du territoire ne prenant pas en compte son comportement naturel ? Les inondations de 2021 l’ont démontré : nous avons, simplement, oublié les bonnes pratiques de gestion de l’eau. Une erreur monumentale, révélée par les extrêmes climatiques (inondations mais aussi sécheresses) auxquels nous devons faire face.
L’hydrologie régénérative est une nouvelle science qui tente de remédier à ces négligences. Portée par des agriculteurs, des scientifiques et des citoyens, elle se penche sur les réalités locales pour définir les bonnes pratiques de gestion de l’eau. Permettre, avant tout, l’infiltration de l’eau et son stockage dans les sols, en freinant son passage via la (re)création de méandres dans les rivières, de buttes, de barrières végétales sous la forme d’un couvert dense et de haies, en toutes saisons. En enrichissant les sols en matière organique afin de leur conférer leur rôle d’éponge originel.
Pour Nature & Progrès, la diffusion de ces concepts élémentaires doit être assurée, de même qu’une mise en œuvre par les pouvoirs publics. Le politique doit encourager, via des mesures incitatives, la mise en place de ces techniques chez les agriculteurs, principaux acteurs dans l’entretien des paysages, mais aussi, principales victimes des aléas climatiques. La diffusion et la mise en pratique de l’hydrologie régénérative est un investissement gagnant étant donné les coûts engendrés par les extrêmes climatiques. La région wallonne estime, en effet, les coûts de réparation à la suite des inondations de 2021 à plus de cinq milliards d’euros. Privilégions la stratégie de la fourmi à celle de la cigale de Jean de La Fontaine : il vaut mieux prévenir que guérir !
[1] La transformation de l’eau liquide provenant du sol et des végétaux en vapeur dans l’atmosphère