Nous sommes tous inquiets faces aux évolutions du monde. Penser un nouveau modèle de société, plus juste et plus durable, est indispensable mais n’est pas suffisant. Il faut agir pour changer de trajectoire. Comment ? Selon Philippe Baret, il est important d’aujourd’hui se positionner comme « les éclaireurs du temps qui reste » afin de montrer la voie d’un monde plus durable. Deux ingrédients sont nécessaires : un message, cohérent et rassembleur, et une bonne tablée, soit, accroître son pouvoir de mobilisation. Où en sommes-nous, chez Nature & Progrès ?

Par Sylvie La Spina, rédactrice en chef

 

 

Le 27 janvier 2024 se tenaient les Etats généraux de Nature & Progrès. Cet événement, qui a lieu tous les cinq ans, rassemble les forces vives de l’association afin de définir les lignes directrices des actions à venir. C’est une réunion où les idées se rencontrent dans un grand bouillon, chacun apportant ses ingrédients pour contribuer à un monde meilleur. En introduction de cet événement, Philippe Baret, directeur du Laboratoire de recherches Sytra (Transition of food systems) de l’Université Catholique de Louvain, a été invité à partager avec nous ses réflexions sur les ingrédients nécessaires à un changement de notre société. De quoi inspirer les débats, tout au long de la journée.

 

 

Nature & Progrès, une pépinière d’éclaireurs

Voici un demi-siècle que des citoyens et des producteurs, interpellés par les évolutions de notre société, se sont regroupés au sein de Nature & Progrès. Ensemble, en s’informant, en appréhendant les défis touchant les humains et la planète, en analysant des solutions possibles, en s’inspirant d’alternatives, les membres de Nature & Progrès réinventent un modèle de société plus juste et plus durable. Nous pouvons les comparer à des éclaireurs. Positionnés à l’avant de la troupe, ils cherchent le chemin. Ils explorent, ils expérimentent… Mais ils n’ont de sens que s’ils sont suivis et s’ils ne restent pas eux-mêmes bloqués en chemin ! Comment faire en sorte que les citoyens adoptent avec nous le chemin d’un monde plus robuste, pour notre santé et celle de la Terre ?

 

 

 

Soyons RADIN !

Avec son équipe de recherche, Philippe Baret a élaboré un système de classification des mouvements en fonction de deux paramètres. Le premier est le niveau d’ambition, qui distingue des mouvements « radicaux », qui souhaitent une refonte en profondeur du système, et des mouvements « adaptatifs », assez conservateurs, qui préfèrent de petites adaptations de faible ampleur et à leur rythme. Le second paramètre concerne la portée, ce qui distingue des mouvements « spécifiques », concernant de petits groupes de personnes, et des mouvements « inclusifs », qui souhaitent toucher le plus grand nombre.

 

Les syndicats agricoles majoritaires sont souvent « ADIN » : adaptatifs inclusifs, ils parlent au nom de tous les agriculteurs, et demandent souvent de petits changements adaptatifs, peu conséquents. Pour faire changer les choses en profondeur, être à la hauteur des défis actuels, l’idéal est d’être RADIN : radical inclusif, soit, placer la barre des ambitions très haut, et essayer de toucher un maximum de personnes. L’enjeu est donc double : celui d’« écologiser », soit, d’avoir une visée forte au niveau écologique (et sociétal), et celle de contaminer le plus d’acteurs possible. La recette pour avancer vers un monde meilleur est constituée, selon Philippe Baret, par deux ingrédients : les bons produits, et une bonne tablée.

 

De bons produits pour changer le monde

Les idées, les solutions développées par les éclaireurs doivent être crédibles, éprouvées et systémiques. Le piège est de proposer des solutions simplistes, basées sur des couples problèmes-solutions. Ces propos rejoignent ceux d’Olivier Hamant, dans sa critique de la performance. Un exemple ? Si l’on souhaite lutter contre le réchauffement climatique, il faut intensifier les productions, car les modèles intensifs émettent moins de gaz à effet de serre. Cependant, si l’on s’intéresse au bien-être animal, à la qualité des paysages ou à sauvegarde de la biodiversité, ce sont les systèmes extensifs qu’il faut privilégier. Il est important de considérer le problème dans sa globalité.

 

Le chercheur met en évidence la nécessité d’une cohérence conceptuelle mais aussi sémantique. Ceci signifie qu’il faut se mettre d’accord sur le sens des mots, notamment lorsqu’ils définissent nos idéaux. Par exemple, le concept de « souveraineté alimentaire » est souvent confondu avec l’« autosuffisance alimentaire », soit la capacité d’une région à subvenir à ses besoins alimentaires à l’aide des productions de ce territoire. La souveraineté correspond plutôt à la capacité d’un territoire à décider de la manière de s’alimenter, soit une autonomie de décision, sans pour autant fixer l’origine des productions. Faut-il viser une autosuffisance alimentaire à l’échelle d’une région, d’un pays, de l’Europe ? En tout cas, il faut pouvoir le décider de manière démocratique et consciente.

 

Que penser des ingrédients proposés par Nature & Progrès ? Notre message est-il bien crédible et cohérent par rapport aux défis actuels ? S’il est principalement axé sur les enjeux alimentaires et d’habitat, considère-t-il les problématiques sociales dans leur ensemble ?

 

S’il est difficile de porter, sur ses propres actions, un regard suffisamment critique, l’avis général est plutôt positif. Comme le soulève Julie Van Damme, secrétaire générale, notre association se base sur des faits, soit, sur des arguments solides et objectifs. Elle porte un message « de science et de faits, et non de slogans ». Le modèle alimentaire – et plus largement, de société – promu par Nature & Progrès est testé et approuvé par ses membres producteurs et citoyens depuis presque 50 ans. Il est basé sur l’autonomie individuelle et collective, sur les possibilités de se défaire des dépendances liées au marché. Il est basé sur une utilisation raisonnable et durable des ressources – eau, sol, minerais…- et sur une économie circulaire, où tout se valorise et se recycle autant que possible pour limiter les déchets et une surconsommation de ressources.

 

Les combats menés par Nature & Progrès le sont toujours à l’issue d’une phase d’information et d’appropriation du sujet. En faisant intervenir des spécialistes, en rencontrant les différents acteurs, en clarifiant les notions nécessaires à la compréhension des enjeux, la communauté Nature & Progrès définit sa position et son message en connaissance de cause, en prenant soin de définir rigoureusement les termes et les concepts. Les nombreux colloques organisés par l’association en témoignent : sur les abeilles, sur l’accès à la terre, sur les OGM, sur l’abattage de proximité, sur l’agriculture et le changement climatique… Les dossiers réalisés par Nature & Progrès visent à transmettre ces informations au plus grand nombre, pour une prise de conscience collective des enjeux et des solutions.

 

Des propositions rassembleuses

Le second ingrédient de la transition de nos systèmes est d’accueillir de bons convives, la plus grande tablée possible. Certains détracteurs avancent que « l’écologie, c’est punitif ». Ils mettent l’accent sur les exigences en matière de sobriété : se priver, réduire… Selon Philippe Baret, il faut, au contraire, mettre en avant une politique positive, qui rassemble et qui donne envie de s’impliquer. Il est nécessaire de reconquérir l’opinion publique, de convaincre qu’un autre monde, meilleur, est possible et agréable à vivre.

 

Ceci implique d’informer de manière factuelle. « Communiquons les chiffres de ce qui, aujourd’hui, est indéniable ! » s’exclame Philippe Baret. En France, 50 millions d’euros sont dépensés annuellement pour soigner les agriculteurs victimes des pesticides. Aujourd’hui, nous perdons notre sol à un rythme de 10 à 100 fois plus élevé que celui de sa reconstitution. Exigeons la transparence de tous les acteurs. L’agriculture, l’alimentation, sont des biens communs qui nous concernent tous. Nous avons le droit de savoir !

 

Le message porté par Nature & Progrès est-il positif et rassembleur, mobilisateur, capable de rallier les forces vives nécessaires à la transition ? Ici aussi, il est difficile de réaliser une auto-évaluation de plus de quarante ans d’existence de notre mouvement. Mais regardons de plus près les albums des nombreuses photographies prises lors de nos activités. Nous y voyons un petit groupe d’une quinzaine de personnes attroupée devant un poirier, étudiant de quelle manière il faudrait le tailler pour assurer sa bonne santé et sa production. Tous sont appliqués, sécateur en main, mais un sourire se dessine sur leur visage. Une autre photo, celle d’une mère et de son fils qui pétrissent la pâte pour réaliser un pain au levain. L’atelier leur a permis de découvrir que nos aliments ont un visage. Des producteurs de céréales bio peuvent leur fournir une farine naturelle, sans additifs, saine, exempte de pesticides, en collaborant avec un moulin artisanal local remis sur pieds par un couple d’artisans passionnés. Ici aussi, les yeux brillent grâce à la découverte de ce patrimoine, de ce savoir-faire qui leur permettra désormais de façonner leur pain quotidien. Le « vivre Nature & Progrès » rend au citoyen ses choix, ses outils et ses armes pour construire un monde meilleur, où chacun et chacune se sent valorisé et pris en compte de façon égalitaire et bienveillante.

 

Mais si le message porté par Nature & Progrès est fort, si la barre est placée haut par rapport à notre environnement et à notre société, n’est-ce pas un obstacle pour convaincre des acteurs plus éloignés de nos valeurs ? Cette question taraude les forces vives de Nature & Progrès depuis de nombreuses années, notamment pour les dossiers sensibles, comme ceux des OGM et des pesticides. Julie Van Damme propose « d’avancer masqués ». Dans le cadre de notre projet Wallonie sans pesticides, nous parlons de cultures sans pesticides, et non de cultures « bio » pour éviter de détourner ceux qui ne sont pas encore prêts à entendre parler de l’agriculture biologique mais qui s’intéressent à la réduction et à la suppression des pesticides chimiques de synthèse. Pas à pas, ils progressent vers le bio, dont ils seront ensuite plus enclins à reconnaitre le sérieux et la nécessité. L’objectif de sensibilisation sera alors atteint !

 

Et maintenant ?

L’exposé de Philippe Baret a amené les membres de Nature & Progrès à se questionner sur la cohérence qui est la nôtre. Quel plan avons-nous pour amener le reste de la troupe à nous suivre, pour construire un monde meilleur ?

 

Nature & Progrès se positionne, dans le paysage des initiatives de transition, comme un groupement à la fois radical – aux idées fortes – et inclusif – avec l’idée de convaincre le plus grand nombre. Cette ambition implique un soin particulier au message que nous transmettons, mais aussi un enjeu important : celui de disperser nos idées autour de nous, de contaminer, pour engager la transition de notre société.

 

En ces temps moroses, de crises climatiques, sanitaires, économiques et sociales, nombreuses sont les personnes qui redoutent l’avenir. L’effondrement du modèle actuel semble inéluctable. Les jeunes générations, qui découvrent un monde façonné par des décennies d’industrialisation, de surexploitation des ressources, d’inégalités sociales grandissantes, ont besoin d’une vision positive, d’une lumière au bout du tunnel, d’espoir. Il est, plus que jamais, primordial de démontrer qu’une issue existe, un monde meilleur, au sein duquel nous sommes de véritables acteurs. Un monde d’autonomie et de solidarité, de reconnexion avec la réalité de la nature. C’est bien la vision de Nature & Progrès.

 

Philippe Baret clôture son discours par une citation inspirante empruntée à Patrick Boucheron, auteur du livre « Le temps qui reste » : « Un assaut de beautés […] saura braver la méchanceté du monde ».