Y a-t-il encore un pilote dans l’avion de notre politique alimentaire et agricole ? On ne peut plus le nier : nous assistons à la lente agonie de notre modèle alimentaire… Le citoyen en pâtit, jour après jour, et l’agriculteur aussi ! Chez nos voisins bataves, la tension monte. Et la police tire… Il est grand temps qu’une politique alimentaire ambitieuse soit mise en place. Et, pourquoi pas, un vrai ministère de l’alimentation ?
Par Marc Fichers et Mathilde Roda
A Heerenveen, aux Pays-Bas, le 5 juillet dernier, la police hollandaise a ouvert le feu sur une manifestation d’agriculteurs ! Certes, dira la police, il ne s’agissait là que de coups de semonce et personne n’a été blessé (1)… N’empêche, un tracteur a quand même été touché…
Que voulaient les agriculteurs ? Ils protestaient, depuis un bon mois déjà, contre le projet de réduction drastique des émissions d’azote voulu par leur gouvernement qui aura probablement pour conséquence la fermeture de nombreuses exploitations et une réduction du bétail de 30% au moins (2). Car le secteur agricole néerlandais est aussi polluant qu’il est puissant : quatre millions de bovins, douze millions de porcs, cent millions de poulets… Cinquante-trois mille exploitations dont les deux tiers dépassent les seuils d’azote acceptables !
Or l’excès d’azote pollue énormément, eau, air, sols et écosystèmes. Les faits sont là, incontestables, depuis des décennies. Mais tous les responsables successifs ont mis la tête dans le sable…
Un revirement particulièrement radical
Depuis le 10 juin, la décision gouvernementale néerlandaise secoue le secteur agricole batave qui se sent directement visé. Et pour cause ! Les Pays-Bas – comme la Flandre ou la Bretagne – ont misé sur les élevages intensifs, principalement destinés à la production de viande pour l’exportation. Nos voisins occupent carrément la deuxième place, derrière les Etats-Unis, du classement des exportateurs agricoles, tous produits confondus (3). Leurs animaux sont principalement nourris d’aliments disponibles sur le marché international. On peut donc aisément supposer que tout cela concerne peu le bio… L’azote chimique, servant à produire des céréales et de soja – importés massivement de là où les fait à moindre coût -, se retrouve dans les lisiers et les fumiers qui sont épandus sur les sols déjà sursaturés, aux Pays-Bas et plus que probablement en Belgique… Une telle surcharge occasionne des pollutions ingérables. Et le monde politique, fidèle à sa funeste habitude, cherche alors dans l’urgence à éteindre l’incendie ou – nettement plus dur ! – à faire face aux conséquences d’inondations catastrophiques. On connaît la chanson ! Anticiper, en gérant des causes qui sont pourtant archi-connues, n’est pas au nombre de ses us et coutumes.
Or la pollution des masses d’eau par l’azote touche aujourd’hui de nombreuses zones agricoles. Même en Wallonie, où le Programme de Gestion Durable de l’Azote Agricole (PGDA) (4) a fort peu tenu ses promesses, le nombre des sites de prélèvement, où la norme de potabilité en nitrate est dépassée, diminue très lentement. Le gouvernement néerlandais a donc cent fois raison d’opter pour un plan de réduction drastique des causes de la pollution. C’est le chemin qu’emprunte également le Gouvernement flamand qui semble prévoir, lui aussi, la fermeture d’élevages intensifs. Tout cela vient malheureusement bien tard…
Qui faut-il blâmer ?
Mais oui. C’est bien la question qui se pose à présent. Qui est le vrai responsable de cette pollution dont nous ne sommes pas près de voir le bout ? L’éleveur qui s’engouffre dans un système productiviste dont on lui chante les louanges depuis bien trop longtemps ? Ou le politique qui lui permet encore ces pratiques dont nous ne connaissons que trop bien les effets néfastes et qui lui fait miroiter, à coup de primes scandaleuses, une rentabilité assurée mais totalement indue et insensée ?
Depuis des dizaines d’années, toutes les politiques agricoles ont soutenu le développement des élevages intensifs, sous prétexte de garantir une production bon marché pour l’industrie de transformation et surtout d’exportation. Les enjeux, environnementaux et humains, ne furent jamais été pris en compte, seule entrant en ligne de compte la production de protéines animales à bas prix. Pourtant, on a beau nous servir le plat à toutes les sauces et écrire le menu dans toutes les langues, une chose est certaine : l’intensification de l’agriculture n’est pas faite pour « nourrir le monde », et moins encore pour nourrir convenablement les gens d’ici, mais bien pour fabriquer une denrée commerciale, exportée aux quatre coins du monde, dans le seul but de faire grossir le compte en banque de quelques puissants actionnaires. Dont le monde politique est – qu’il en soit conscient pas – objectivement le larbin.
Le même phénomène peut être observé, depuis bien longtemps, en ce qui concerne la gestion de l’impact des pesticides. L’exemple des néonicotinoïdes est, dans ce domaine, particulièrement édifiant – voir l’article sur notre action en cours devant la Cours de Justice de l’Union Européenne (CJUE), paru dans Valériane n°156. En Belgique, les ministres successifs de l’agriculture dérogent systématiquement aux interdictions européennes, sans même se soucier des arguments qui sont exigés d’eux pour le faire. Cette question ne les concerne pas. Nourrir les gens ne les concerne plus. Seule compte pour eux la prolongation d’un système à l’agonie dont les pollutions sont amplement démontrées. Un système qui a déjà provoqué des dommages à la biodiversité, d’une manière quasiment irréversible…
De tout urgence, un pilote dans l’avion ! Nous nous crashons !
C’est une situation intenable. Le monde agricole est aux abois. La police, elle, ne s’en tiendra pas aux coups de semonce… Nous le répétons souvent, depuis des années déjà : cette politique de fuite en avant, dans l’utilisation de l’azote et des pesticides, est une politique mortifère. Et, si elle est néfaste pour notre santé et pour l’environnement, elle l’est tout autant pour les agriculteurs car ils sont ainsi maintenus, d’une manière complètement irréaliste, dans l’illusion absurde d’un mode de production sans aucun avenir. Et ceux qui sont responsables d’un tel aveuglement risquent fort d’en payer prochainement le prix fort ! Qu’il y ait un jour des morts sur le champ de bataille – nous ne souhaitons évidemment la mort de personne mais nous savons aussi combien les faits et les gens sont têtus ! – et ce n’est pas aux bio qu’ils auront à rendre des comptes !
Quand un système est à bout de souffle, quand les crises à répétition l’ébranlent au point de mettre les tracteurs dans la rue, quand le climat et le déclin de la biodiversité – dont dépend, faut-il encore le rappeler, la résilience de notre planète ! -, quand tout cela devrait alerter le politique et le faire descendre de sa tour d’ivoire, plus aucune « dérogation » n’est encore acceptable. Mais quand déroger n’est plus possible, quand l’artifice tacticien est balayé par les faits, les premiers impactés sont toujours les agriculteurs ! Bercés par l’illusion que le modèle productiviste actuel survivra à ses innombrables méfaits, ils n’ont jamais été suffisamment sensibilisés à la nécessité d’entamer la transition. Et plus ils tarderont encore, plus elle s’apparentera à un chemin de croix. Peut-être se retrouveront-ils alors, comme leurs confrères hollandais, à devoir affronter, du jour au lendemain, des diminutions de leurs cheptels. Peut-être essuieront-ils alors, dans un combat qu’ils croiront toujours légitime, les tirs de la police ?
Chers agriculteurs, chers collègues, chers amis, ne reproduisons pas les erreurs du monde économique ! Rappelons-nous la crise de la sidérurgie. Au lieu de saisir l’opportunité de changement qui s’offrait à eux, en travaillant à une transition industrielle et à une réorientation professionnelle des « forces vives » vers des métiers d’avenir, les ministres successifs laissèrent la situation pourrir jusqu’à épuisement, à anéantissement total. Cela, sous le vain prétexte de sauvegarder des emplois et donc, pensaient-ils, des électeurs. Cette terrible démagogie mena finalement les travailleurs à une situation bien plus précaire que s’ils avaient été accompagnés, dès le départ, dans la voie du changement inévitable. Or, quand il s’agit de notre alimentation, de notre santé, de notre environnement, une vision plus large devient indispensable, dans le temps et l’espace. Nos agriculteurs font déjà les frais d’un manque de courage politique très grave, d’un défaut de carrures assez larges et de visions assez claires. Qu’adviendra-t-il s’ils persistent dans une bataille perdue d’avance ?
Les politiques du passé, obstinément…
Dans le cadre des négociations visant à définir la prochaine Politique Agricole Commune européenne (PAC), Nature & Progrès se positionna pour obtenir des primes, non plus à la tête de bétail, mais permettant de transiter vers des élevages essentiellement basés sur le pâturage, pour une plus grande liaison au sol, afin que nos animaux consomment des végétaux produits localement. Nous n’avons pas été écoutés ! La prochaine PAC confirmera malheureusement les politiques du passé, en maintenant une production de viande tributaire des importations d’aliments. Or il nous paraît aujourd’hui impensable de pouvoir encore cultiver et élever des animaux sans tenir compte de la gestion des impacts sur l’environnement et sur la santé. Les consommateurs le savent pertinemment puisque, depuis plus de cinquante ans, ils ne cessent de réclamer de plus en plus de produits issus de l’agriculture biologique.
Pour Nature & Progrès, forts de la longue expérience d’un secteur bio qui s’est forgé dans une gestion conjointe par les producteurs et les consommateurs, l’avenir résidera dans le développement, non pas d’une stricte politique agricole, mais bien dans bien d’une réelle politique alimentaire ! Nous l’avions déjà revendiqué, avant la formation du présent gouvernement, en réclamant un grand ministère de l’Alimentation et de l’Agriculture. Seule cette voie sera de nature à rendre à l’agriculture son rôle premier : celui de nourrir les gens le mieux possible. Et pas de fabriquer des produits commerciaux destinés à l’exportation, pour le seul profit d’intérêts particuliers…
Notes :
(1) Lire notamment : « Manifestations aux Pays-Bas : les raisons d’une colère qui enfle », par Hugues Maillot, dans Le Figaro, du 8 juillet 2022 – https://www.lefigaro.fr/international/manifestations-aux-pays-bas-les-raisons-d-une-colere-qui-enfle-20220708
(2) www.rtbf.be/article/plan-azote-aux-pays-bas-pourquoi-la-colere-des-agriculteurs-neerlandais-persiste-11028389
(3) www.capital.fr/economie-politique/les-10-pays-qui-exportent-le-plus-de-produits-alimentaires-dans-le-monde-185738
(4) http://etat.environnement.wallonie.be/contents/indicatorsheets/EAU%2013.html