Notre système monétaire nous concerne tous. Chacun utilise la monnaie – chez nous, l’Euro – pour échanger des biens et des services. Le modèle actuel montre des lacunes et des dérives – monnaie dette, opacité du système, manque de valeur de référence – qui influent sur la qualité de nos vies, au sein de nos communautés. Une solution est proposée par le mathématicien et économiste français Stéphane Laborde : la Théorie Relative de la Monnaie. Que propose ce nouveau concept, et en quoi changerait-il la vie quotidienne des citoyens ordinaires que nous sommes ?
Par Dominique Parizel, rédacteur
Aux yeux de la Théorie Relative de la Monnaie – voir : https://trm.creationmonetaire.info/ –, aucun individu ne peut être en mesure d’imposer aux autres la valeur qu’il accorde à un bien. La monnaie intervient donc, dans tout échange de biens ou de services – on parle d’échanges de valeurs -, afin de rendre comparable tout ce qui est susceptible d’échanges et de permettre, ou pas, une transaction. L’unité commune d’échange sur laquelle s’accordent les individus d’une même zone économique, la monnaie, est donc une valeur indépendante qui ne peut être acceptable que si elle fait l’objet d’une élaboration démocratique, dans sa définition et sa validation, mais aussi dans son acceptation, ses éventuelles modifications, et son abandon.
Une monnaie, pour quoi faire ?
L’existence d’une même zone économique, d’une zone monétaire homogène, est indispensable pour que cette monnaie existe. Idéalement, cet « espace-temps » doit être symétrique et souverain : aucune guerre, ni révolution n’en bouleverse le temps, aucune frontière n’en bouleverse l’espace, aucune « puissance extérieure » n’y perturbe la prise de décision démocratique. La caractéristique principale d’une telle zone est l’ensemble des individus qui le composent et qui y échangent des biens et des services mais également des informations, de l’éducation, du lien… L’individu est donc le fondement de tout repère économique valide – plutôt que les productions ou les marchés -, l’ensemble des individus évoluant, dans le temps, avec les naissances et les morts, l’immigration et l’émigration. Le temps de l’individu, c’est-à-dire l’espérance de vie moyenne de la population, est par conséquent, dans la Théorie Relative de la Monnaie, une donnée essentielle de toute zone monétaire.
Pourquoi une théorie relative ?
Pourquoi le principe universel de relativité doit-il être étendu à la monnaie ? Tout simplement parce que premier article de la Déclaration universelle des droits de l’homme doit être appliqué, non seulement aux règles qui régissent toute monnaie commune, mais aussi à la mesure relative de toute valeur, reflétant ainsi la compréhension, la liberté de choix de tout individu vis-à-vis de cette valeur, tant au niveau de sa production que de son échange. Aucun individu, répétons-le, n’a de privilège particulier à revendiquer quant à l’appréciation de toute valeur. Ces libertés fondamentales, relatives à la monnaie, sont pourtant absentes des théories classiques !
Rappelons-les brièvement :
– la liberté se comprend comme un principe de non-nuisance vis-à-vis de soi-même comme vis-à-vis d’autrui ; nul ne peut donc produire ou échanger ce qui n’est pas permis par la loi,
– la valeur est relative à tout bien économique matériel, énergétique, immatériel, spatial ou temporel ; elle est fluctuante, dans l’espace et le temps considérés, relativement à l’individu qui l’utilise, la produit ou l’échange,
– la monnaie est un outil de compte et d’échange commun à tous les citoyens de la même zone économique,
– la zone monétaire est un « espace-temps » local souverain, comprenant tous ses citoyens, présents et futurs. Le principe de liberté doit, en effet, s’accorder avec tous les individus, présents et à venir.
Tout ceci permet de définir trois libertés économiques fondamentales :
– liberté d’accéder aux ressources, s’interprétant toutefois sous l’angle de la non-nuisance : s’approprier un bien suppose qu’il en reste toujours, suffisamment et en qualité aussi bonne, pour autrui,
– liberté de produire de la valeur,
– liberté d’échanger avec autrui, dans la monnaie.
Des problèmes !
– des règles de fonctionnement opaques
Prenons un exemple. Les militants du logiciel libre affirment qu’utiliser un système dont le code informatique n’est pas libre revient à se priver de libertés fondamentales. Dans le monde du software, le « code libre » qualifie donc un programme informatique ouvert et modifiable par ses utilisateurs. Cette liberté du code est totalement compatible avec le principe de relativité qui vient d’être énoncé car, si les lois qui le régissent sont indépendantes, c’est bien qu’elles ne sont ni cachées, ni inaccessibles via l’expérimentation, où qu’on se trouve. Les travaux d’Olivier Auber sur la « perspective numérique » – voir : https://perspective-numerique.net/ – montrent également à quel point le choix d’un système implique celui du code, c’est-à-dire de l’ensemble de règles, qui le régit. Pareil choix n’est jamais neutre, le code étant une notion préalable à toute forme de choix.
Or, actuellement, la monnaie est régie par un « code caché », c’est-à-dire un ensemble de règles, aux mains de technocrates, qui ne sont pas modifiables démocratiquement. La conséquence d’un système monétaire dont le code est caché est l’émergence d’une économie dont le champ de valeurs est une structure topologique pyramidale auto-reproductive et instable. Inversement, l’utilisation d’un système monétaire libre a pour conséquence l’émergence d’une économie dont le champ de valeurs est une structure sphérique, en expansion dans l’espace-temps, compatible avec le renouvellement des générations. Selon Stéphane Laborde, l’euro ne peut donc pas être considéré comme une monnaie issue d’un système monétaire libre puisque les règles qui régissent son code ne sont pas modifiables par un processus démocratique.
– l’impossible valeur de référence
Il y a quelques décennies encore, une « preuve » matérielle devait attester de la valeur de la monnaie. Cette preuve était la valeur de référence. Il s’agissait d’or, le plus souvent. Mais, en fonction de leur rareté et de leur possible épuisement, aucune valeur de référence n’était productible, partout dans l’espace et encore moins dans le temps. L’or, par exemple, n’était pas universellement accessible au sein d’une même zone économique, ce qui ne pouvait répondre aux conditions de symétrie temporelle, à l’égard des générations suivantes, et bafouait leur capacité d’accéder aux ressources, de produire et d’échanger dans la monnaie. Si l’informatique et les réseaux de télécommunication acquièrent, aujourd’hui, une large part de la valeur globalement échangée dans nos économies, penser qu’il faudrait créer plus de monnaie gagée sur cette valeur serait pourtant une erreur puisque la valeur qui dominera ensuite sera peut-être encore plus fondamentalement différente, en fonction du jugement de la génération concernée. La définition d’une valeur de référence est donc un biais fondamental qui nie la relativité de toute valeur, qui nie la nécessité pour tout individu d’être en droit de la juger indépendamment. Aussi il n’est-il pas étonnant que l’étalon-or ait été abandonné, en 1971 aux Etats-Unis, au profit d’une monnaie totalement dématérialisée dont la croissance globale est contrôlée par une Banque Centrale et par un ensemble de règles restreignant la capacité des banques privées à émettre des crédits.
Si la valeur de référence rendait difficile toute forme de « tricherie » sur la création monétaire, de fréquents non-respects de ces valeurs n’en empêchèrent pas moins la monnaie de subir des poussées inflationnistes ou déflationnistes, de provoquer faillites et crises économiques. Ce sont donc bien les critères de transparence, de confiance, d’éthique et de respect de l’équité qui fondent, avant tout, la confiance des individus dans toute monnaie commune.
– La monnaie-dette
La part des euros en circulation qui reflètent l’économie réelle, la réalité des échanges de biens et de services, est marginale. La plus grande partie des euros échangés reflètent une économie financière, spéculative, fondée sur la notion de dette. C’est au nom de nos dettes que ceux qui gouvernent coupent dans les soins de santé, les salaires, les pensions, la culture… Mais que se passe-t-il vraiment quand quelqu’un s’endette pour créditer un débiteur et que ce débiteur rétribue ensuite un tiers qui fournira l’argent nécessaire à celui qui s’endette ? En premier lieu, la symétrie spatiale n’est pas respectée puisque quelqu’un a ainsi acquis le droit de s’endetter prioritairement, sans que les productions et les échanges de valeurs aient attendu un point spécifique d’émission monétaire, sous peine de bloquer une partie de l’économie. La symétrie temporelle n’est pas davantage respectée car aucun échange de valeurs ne doit être tributaire d’une émission effectuée, à un moment donné, et qui serait susceptible de bloquer également certains échanges, et cela sans raison particulière.
Ce système de monnaie-dette, à émission asymétrique, est une cause majeure d’appauvrissement, voire d’asservissement, tant les intérêts générés engendrent sans fin de nouvelles émissions de monnaie qui ne profitent qu’aux débiteurs dont le pouvoir d’achat, vu la raréfaction progressive de la monnaie en circulation, est démultiplié dans le cadre d’une économie en déflation. De plus, une confusion s’installe entre « monnaie dette » commune, émise par les états, et « monnaie dette » privée, empêchant toute prise de conscience individuelle du phénomène. Notre droit, qui est intraitable lorsqu’il s’agit de protection des marques contre la contrefaçon, néglige étrangement celle de l’outil d’échange, en tolérant que des entreprises utilisent le même sigle comptable pour leur propre émission de dette que celles de la communauté politique.
Des solutions ?
La symétrie dans l’espace et dans le temps est indispensable pour permettre la circularité des échanges de valeurs, pour assurer une continuité et prendre en compte le présent et le futur, pour limiter la quantité de monnaie afin qu’elle garde suffisamment de stabilité et de potentiel d’échange. Stéphane Laborde indique donc des solutions claires qu’il pense parfaitement optimisables.
– le dividende universel
Nous vous épargnerons ici des équations mathématiques qui vous seraient peut-être rébarbatives. Disons simplement qu’elles sont à même de décrire les conditions de symétrie, spatiale et temporelle garantissant qu’aucun référentiel ou aucun individu, présent ou à venir, pas plus qu’aucune génération, ne soient privilégiés quant à la création de monnaie. Cette démonstration a pour principal effet concret que chaque acteur d’une même zone économique, présent à un moment donné, est émetteur d’une même part relative de monnaie, c’est-à-dire d’un « dividende universel ».
La masse monétaire, autrement dit, serait symétriquement répartie pour l’ensemble des acteurs, présents et à venir. La densité de monnaie serait ainsi assurée, en tout temps et en tout lieu, évitant les sécheresses monétaires, sources de déflation, autant que les excès, sources d’inflation ; la monnaie serait créée en continuité, en cohérence avec le remplacement des générations et la croissance de la masse monétaire. La dimension générationnelle, liée à l’espérance de la vie, changerait en profondeur la définition même de la monnaie, en évitant l’erreur fondamentale consistant à considérer l’ensemble des acteurs en tant que quantité permanente, et en y voyant plutôt un flux d’individus en continuel renouvellement, sans privilégier aucun d’eux vis-à-vis de la création monétaire. Le dividende universel serait une part monétaire permettant aux individus d’échanger des biens et des services, indépendamment de toute création monétaire antérieure. Mais ce dividende devrait demeurer suffisamment petit pour garantir une valeur stable à la monnaie préexistante. La masse monétaire ne deviendrait, en aucun cas, une exponentielle.
Vue de loin, une fontaine paraît toujours la même, alors que ses gouttes d’eau, de proche en proche, disparaissent avec le temps, passant de la projection initiale à la chute dans le bassin. Un temps donné – l’espérance de vie – est nécessaire à chaque goutte d’eau pour parcourir tout le jet qui semble immuable. Or toute monnaie est quantitative, sous sa forme utile, et son aspect continu n’est qu’apparence. Le dividende universel serait donc également une donnée quantitative mais le fait de pouvoir lui donner également une valeur relative – et le recalculer lorsqu’il sortirait de limites acceptables – est un atout particulièrement important. Un dividende universel qui serait trop faible ou trop fort sur une trop longue période, avantagerait une génération au détriment d’une autre et ne serait plus compatible avec la Théorie Relative de la Monnaie. Le protéger de la tentation des vivants de s’arroger des droits de propriété excessifs sur l’espace de vie, violant ainsi les libertés de leurs successeurs, est donc une nécessité absolue. Un dividende universel optimisé serait aussi quasi inversement proportionnel à l’espérance de vie de la zone économique considérée…
– La « June », monnaie libre
Cocréée, en mars 2017, conformément à la Théorie Relative de la Monnaie, sans dette et à parts égales, la Ğ1 – dites la « June » – prend la forme de dividendes universels créés par ceux qui y participent. Chaque jour qui passe, les cocréateurs – même les enfants qui sont évidemment des êtres humains à part entière – en créent une portion déterminée. La masse monétaire de départ, en Ğ1, étant à zéro, le premier dividende universel a été fixé arbitrairement à dix Ğ1 par jour et, depuis, il augmente.
La technologie informatique utilisée, dite blockchain – un mécanisme de base de données stockant les data dans des blocs qui sont reliés par une chaîne, permettant un partage transparent d’informations -, peu gourmande en énergie, garantit la sécurisation et la décentralisation du système. La monnaie étant créée, via leurs ordinateurs, sur les comptes des utilisateurs membres, il est absolument nécessaire de s’assurer que chaque utilisateur n’en a bien qu’un seul. Tous disposent ainsi d’une monnaie qui leur permet d’échanger librement, mais uniquement entre individus utilisant la même monnaie, évidemment : la Ğ1. La « June », quoi, qu’aucun banquier ne vous échangera contre des euros. D’où l’importance d’identifier les membres de la communauté et de les rencontrer. Si l’aventure vous tente, allez-y gaiement : https://monnaie-libre.fr/faq/comment-devenir-cocreateur/
Concluons par trois nouvelles questions
- La mise en place de monnaies confidentielles, comme le sont trop souvent les « monnaies locales » peut-elle s’avérer satisfaisante pour permettre les échanges de biens et de services qui sont quotidiennement les nôtres ? Bien rares sont, en effet, celles qui recouvrent une « zone économique » suffisamment étendue, disposent d’un public d’utilisateurs assez assidus pour permettre l’échange fluide de tout ce dont nous avons besoin. S’il n’est pas interdit de rêver à une monnaie réellement libre, la recette qui en ferait un outil indispensable, dans la plupart des circonstances ordinaires de nos vies, ne semble pas encore avoir été trouvée…
- Pouvons-nous vraiment faire confiance aux « cryptomonnaies » qui pullulent sur Internet, ces « actifs numériques » virtuels, dépourvus de « tiers de confiance » qui les garantissent, reposant sur des protocoles informatiques cryptés et dont la valeur se détermine uniquement en fonction de l’offre et de la demande ? Poser la question, c’est sans doute y répondre. De plus, si beaucoup d’entre elles aiment évidemment se prétendre « vertes », le coût énergétique et l’impact environnemental du « minage » de la plupart d’entre elles – c’est-à-dire tous les problèmes mathématiques complexes à résoudre pour vérifier les transactions sur la blockchain – demeure absolument désastreux…
- Le simple citoyen peut-il entretenir aujourd’hui quelque espoir d’un meilleur contrôle démocratique de sa monnaie usuelle, à savoir l’euro ? N’est-ce pas précisément pour agir au mieux des intérêts des citoyens européens que la BCE (Banque Centrale Européenne) fut établie comme une institution indépendante du pouvoir politique ? Mais qu’est-ce qui offre vraiment une telle garantie au citoyen ? Qu’est-ce qui lui indique aujourd’hui que le souci prioritaire la BCE est bien la quête du bien commun ? N’aurait-il pas, au contraire, quelques bonnes raisons d’en douter ?