C’était lors d’un de mes premiers salons Valériane. J’étais peut-être préposé à l’accueil du public ou à la surveillance de la librairie, je ne sais plus très bien. Mais je me souviens parfaitement de la très vieille dame qui, alors que je devais bâiller aux corneilles, s’approcha lentement de moi. Comme je m’apprêtais à lui indiquer le chemin le plus court vers les toilettes, ou l’emplacement de l’une ou l’autre salle de conférence, elle articula d’un seul et même souffle, d’une voix très assourdie, comme si elle me faisait une confidence : « Vous y croyez, vous monsieur, au bio ? »

 

Par Dominique Parizel, rédacteur

 

Je restai un bon moment décontenancé, me mettant à tripoter compulsivement le dossier de consignes remis aux gens du personnel et aux bénévoles du salon, à la recherche des FAQ, les questions les plus fréquentes qui nous sont ordinairement posées. Le regard vitreux de la vieille dame restait posé sur moi comme un gros chat épousant le fauteuil où il va s’assoupir. De toute évidence, la réponse technique que je m’apprêtais à lui donner ne suffirait pas. Je me demandai alors, un bref instant, si ce n’était pas plutôt une preuve de l’existence de Dieu qu’elle désirait voir sortir de ma bouche ? Mon cerveau chercha brièvement du côté de Saint-Augustin et des Pères de l’Église mais n’apercevant évidemment rien de possible dans les limites – il est vrai très exiguës – de la foi que je place en ces choses-là, je repris rapidement mon souffle et soutins le regard fatigué qui pourtant continuait à me défier.

 

 

Un besoin métaphysique

Sans doute ce regard avait-il déjà saisi mon embarras ? Les yeux brillaient encore mais la bouche qui s’était crispée dès qu’elle eut achevé de parler se détendait légèrement en un semblant de sourire. Je répondis probablement que tout devait dépendre du sens qu’on voulait accorder au verbe « croire ». Ce ne pouvait être mon engagement « politique » en faveur de la bio que la vieille dame cherchait à mettre en doute, moi qui arborais fièrement, et sur le cœur, un splendide badge où figurait la mention Nature & Progrès, avec mon propre nom inscrit dessus en lettres majuscules. Attristé sans doute que la question, qui paraissait pourtant si simple, me parut à ce point obscure, le visage trahit alors une inquiétude, presque un regret, qui passa quasi imperceptiblement sur ses traits… J’avais sans doute déjà expliqué qu’il ne s’agissait absolument pas d’une croyance mais de cahiers des charges précis et de contrôles indépendants et inopinés, l’expression et la physionomie tout entières semblèrent soudain résignées. Bien sûr que je ne répondrais jamais à la question posée. Un jeune blanc-bec dans mon genre pouvait-il avoir seulement entrevu son drame intime, un tant soit peu perçu la lassitude habitant ce corps fané ? L’impasse de toute une vie.

 

D’autres, à sa place, m’eussent fait vigoureusement mousser les oreilles, genre : « si vous croyez qu’à mon âge, on ne sait pas ce que c’est qu’un poireau ou une carotte ? » Elle, au contraire, demeurait d’une impavidité parfaite, assumant avec dignité face au veilleur intraitable que je pouvais être le moment d’égarement où elle m’avait abordé, ne cherchant pas à reformuler ou à repréciser les quelques mots, extrêmement précis, qu’elle avait eu l’audace de m’adresser. Ce qu’elle avait exprimé était net et sans bavure, aucune raison d’en rajouter. S’il n’était nullement question de foi – ainsi que j’avais pu un instant l’imaginer – et si elle ne connaissait peut-être pas le mot que je vais à présent risquer, son questionnement – je devrais m’en accommoder – était bel et bien d’ordre métaphysique ! « Qui suis-je encore, monsieur, aurait-elle pu confesser, et qu’est-ce que je deviens ? Êtes-vous toujours fait, vous qui semblez encore jeune, comme j’ai moi-même été faite ? Quel est ce monde où il faut tant se tracasser de ce qu’il y a dans nos assiettes ? La nature n’y pourvoit-elle plus ? Quel est le monstre diabolique qui l’a corrompue ? » Devais-je vraiment m’aventurer à expliquer la marche des siècles et l’irrésolution du genre humain à quelqu’un qui avait probablement plus du double de mon âge ? J’étais déjà gagné par sa mélancolie. Méritions-nous tous pareille injure ? La force avec laquelle la bio affichait désormais sa volonté rédemptrice ne traduisait-elle pas, hélas, ne révélait-elle pas toute l’ampleur de la catastrophe ? Humaine, agricole, sociale, technique, métaphysique…

 

Les bons Samaritains

Probablement n’eus-je rien d’autre à dire à la vieille dame, rien d’autre à lui retourner que son propre regard fatigué par la lourdeur de la vie ? La bienséance nous interdisant de pleurer ensemble, comme deux ivrognes, sur le destin du monde, nous échangeâmes plus que certainement quelques politesses avant de nous quitter, elle consciente de l’incommensurable de sa question, moi de la tragique impuissance de mes réponses… Je dus alors me remettre à bâiller aux corneilles. Mais la raison même de ma présence en ces lieux s’était brusquement transformée. J’étais bien forcé de me demander si j’y croyais, ainsi qu’elle m’avait demandé d’en faire l’aveu dans un improbable instant d’abandon. Y croire, y croire en quoi, y croire pourquoi ? Mes pensées vagabondèrent longtemps : un fumeur se demande-t-il « s’il y croit », en dépit des évidences scientifiques qui s’accumulent pour condamner sa manie destructrice et les coûts certains que son addiction engendrera pour absolument tout le monde ? Et celui qui se convainc de bouffer hard discount pour se payer des vacances au soleil, lui demande-t-on jamais quelle est exactement la nature de ses convictions ? Nous qui revendiquons l’agriculture biologique, nous qui entendons porter remède à l’incurie productiviste d’une agro-industrie sans conscience et sans avenir, il paraît naturel, au contraire, que nous scrutions en permanence l’engagement humaniste et le bien-fondé de nos intentions. Nous avons appris à respecter l’addiction des uns et à garantir le droit des autres à ne rien discerner. Nous qui ne voulons que la survie de la planète, nous qui ne sommes pas de pauvres pécheurs mais de bons Samaritains, nous nous pensons perpétuellement tenus de tout comprendre et de tout expliquer avec le plus grand et le plus avenant des sourires… À quoi rime encore autant de naïveté ?

Elle a raison, la vieille dame : vous y croyez, vous, à un machin pareil ? Les fumeurs ne tiennent pas salon, les prédateurs de la planète et leurs complices sont passés maîtres dans l’art de mentir au peuple…

 

Un festin par temps de disette

Bon. Arrêtons de tourner autour du pot. Au risque d’employer des mots qui pourraient sembler surannés à tous les beaux esprits libéraux, sachons reconnaître que les interrogations métaphysiques de la vieille dame cachaient, avant tout autre chose, un questionnement que nous qualifierons de moral. L’individu, normalement conscient des aléas du monde qui l’environne, est prêt à tous les sacrifices imaginables pour autant que l’accès aux biens qui garantissent ses besoins fondamentaux – manger, habiter, se déplacer – lui paraisse moral et équitable. Équitable signifie que chacun contribue selon ses moyens, moral suppose un consensus minimal sur ce qui est bien et sur ce qui ne l’est pas. Un tel objectif peut être atteint sans trop de peine, au sein de toute communauté locale, quelles que soient les différences d’origine, de religion, de revenus, d’instruction, etc. C’est, à proprement parler, le travail du politique mais nous sommes malheureusement très loin du compte tant celui-ci, précisément, n’a de cesse de biaiser, en poursuivant avant tout ses objectifs particuliers qui ne sont en rien ceux des citoyens. Simple exemple qui nous concerne au premier chef : les gens ont-ils besoin de pesticides ? La réponse est clairement : non ! Qu’on s’emploie à trouver, sans jamais clairement l’avouer, toutes les mauvaises raisons du monde pour nous en imposer et exporter, depuis nos champs, des montagnes de betteraves et de patates – la malbouffe des autres ! – est une chose clairement immorale aux yeux du citoyen. Un autre exemple ? Les grandes surfaces pilotées depuis l’étranger qui organisent le dumping social sur le dos de nos besoins essentiels. Oubliez-les. Bannissez cela.

 

« Vous y croyez, vous monsieur, à une consommation sans morale, fut-elle bio ? » Non, madame, j’ai mis longtemps à comprendre le sens de votre question. Mais vous avez bien fait de me la poser et moi, jeune blanc-bec, j’aurai mis vingt ans à trouver la réponse. Vous aviez entièrement raison : un festin par temps de disette est une chose impensable, injustifiable. Une chose absolument immorale. Notre devoir, aujourd’hui, est de mettre sur la table l’ensemble des ressources dont nous disposons et de les partager équitablement entre toutes les bouches à nourrir. La meilleure qualité possible dans les assiettes de tous est le projet de la bio telle que la défend Nature & Progrès. S’agit-il seulement d’argent ? Ou bien plus de choix et de modes d’organisation adéquats, de regards à ne pas détourner devant l’adversité ? La bio n’est pas un business. La bio, c’est la vie. La bio, c’est nos vies.